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Tatara

première partie

savoir l'Acier

Maurice BURTEAUX

  • version originale :
    Français

  • première publication :
    16 janvier 2004

    (version initiale)

  • d'après [1] >

     
    le sabre japonais
     

    Parce que les forgerons japonais ont trouvé dans les alliages ferreux produits par Tatara le matériau idéal pour la fabrication des lames de sabre, il est utile de s'intéresser à cette fabrication. Pour ce faire, il faut d'abord nécessaire, que le lecteur en excuse l'auteur, se remettre en mémoire l'évolution des alliages fer/carbone entre 0 et 2% de carbone, cette étendue correspondant au domaine du fer pur et des aciers.

    Quand la teneur en carbone augmente on constate l'évolution habituelle suivante (fig.2 ) :

  • lors de l'essai de traction sur un barreau,
    - la limite d'élasticité R0,002 augmente : le matériau se déforme moins facilement de façon permanente;
    - la résistance à la rupture R augmente : le métal peut supporter des efforts plus grands;
    - la striction Z, c'est-à-dire la réduction de section due à l'étirement et l'allongement A au moment de la rupture diminuent : cela traduit une diminution de la malléabilité et de la ductitilité;
  • le métal devient plus dur (voir HB), et cet effet est amplifié, si besoin est, par l'effet de la trempe;
  • la résilience K diminue, c'est-à-dire que le matériau est moins résistant aux chocs;
  • la proportion de cémentite Fe3C augmente; ce composé très dur permet d'obtenir un bon tranchant des outils de coupe, par contre il est très fragile.

  • fig.2 : Evolution des caractéristiques mécaniques d'un acier en fonction de la teneur en carbone, d'après [2] >

    De là, on comprend que si l'on utilise un matériau homogène, dont la teneur en carbone est la même dans toute la lame, on peut fabriquer un sabre "moyen", en choisissant un acier assez carburé pour qu'il puisse être trempé (c'est-à-dire un acier contenant au moins 0,3% de carbone), dont le tranchant est convenable, mais pas exceptionnel, et dont les propriétés mécaniques sont quelconques.

    Pour les alliages fer/carbone, on peut consulter l'étude Fer, carbone, acier... l'alliance des mots, texte de l'auteur, sur le même site, dans la rubrique Savoir l'Acier.

    L'art des forgerons japonais a consisté à utiliser deux ou trois alliages ferreux différents (d'après [3], [4] et [5]) :

  • du fer ou de l'acier très doux, peu carburé;
  • de l'acier dur, fortement carburé;
  • de l'acier mi-dur, moyennement carburé;
  • et à placer dans la lame du sabre chacun de ces alliages, là où on utilise au mieux ses propriétés physiques. Dans le procédé le plus élaboré, on emploie ainsi :
  • du fer pur ou un acier doux au coeur de la lame;
  • de l'acier peu ou moyennement carburé -voir l'Oris(h)igane- pour le dos et le côté de la lame;
  • de l'acier carburé, très dur pour le tranchant.

  • (a) Le nombre de couches est égal à 2 élevé à la puissance correspondant au nombre de pliages. Avec 10 pliages, on n = 2 puissance 10 = 1024 couches.

    Pour réduire l'hétérogénéité des matériaux, chacun des lopins de fer ou d'acier subit une séquence comprenant un chauffage, un aplatissement, un pliage sur lui-même et un forgeage; cette séquence d'opérations est répétée de plusieurs fois; on arrive ainsi à souder ensemble jusqu'à 1024 couches (pour 10 pliages) ou 32768 couches (pour 15 pliages) (a).

    Après le forgeage qui permet d'assembler les différents alliages pour former la lame, celle-ci est soumise à une trempe sélective, principalement pour la partie la plus chargée en carbone; la méthode consiste à protéger par de l'argile la partie qu'on ne veut pas tremper.

    Enfin, la finition de la lame permet d'utiliser d'une part les "dessins d'acier" dus à l'assemblage par forgeage et d'autre part la ligne de trempe pour donner un aspect véritablement artistique à cette arme redoutable. (fig.3 et fig.4)

    fig.3 : Divers sabres japonais, d'après [6]. >

    fig.4 : Sabres japonais, d'après [7] >

     
    le métal de la lame
     

    (d'après [8],[9],[10] et [11])

    Comme dit ci-dessus, le procédé Tatara fournit le métal pour la fabrication de la lame du sabre grâce à une circonstance propre à ce procédé : on y produit toute la gamme des alliages ferreux, depuis le fer et l'acier plus ou moins carburé, jusqu'à la fonte.

    Au total, le métal est obtenu in fine, avec un très faible rendement ; on estime que l'acier de la lame représente entre 1 et 10% du minerai de fer mis en oeuvre. Tatara est d'abord responsable de ce fait (voir infra le chapitre "Le four Tatara et son soufflet"), et ensuite les nombreux forgeages et les chauffes correspondantes provoquent des pertes de matières par oxydation, étincelles, décarburation, etc. En contrepartie, ces nombreux forgeages permettent d'expulser toute trace des scories mêlées au métal.

    Quand on aborde le produit de Tatara, on rencontre deux termes japonais différents :
    1) Kera, qui est la masse de métal d'où l'on tire plusieurs sortes d'acier : le Tamahagane, le Bukera, le Kerazuku, etc... Le Bukera et le Kerazuku sont employés pour faire des couteaux, des outils et de l'outillage agricole.
    2) Watetsu, qui est l'appellation générique de l'alliage de fer et carbone produit, et dont la meilleure partie est un acier nommé Tamahagane. Le Watetsu comprend en plus du Tamahagane, du Hotyotetsu (une sorte de fer), du Zuku (de la fonte). Par soudage, on mélange le Tamahagane à du Hotyotetsu pour fabriquer un autre acier, probablement moins carburé, l'Oros(h)igane, la composition de ce dernier étant variable d'un forgeron à l'autre.

    Le forgeron distingue ces différents matériaux par leur dureté; il les casse en petits morceaux de quelques centimètres et prépare les lopins en soudant par forgeage ces petits morceaux; cette suite d'opérations (cassage, chauffage, aplatissage, pliage et forgeage est répétée plusieurs fois.)

    Le Tamahagane est considéré comme le meilleur acier pour fabriquer les lames. On trouve trois significations pour ce terme : a) "Tamahagane, signifie acier en boule... Après avoir été travaillé, on lui donne une forme approximativement sphérique, d'où son nom." [12]. b) "L'acier japonais est habituellement fait en Tamahagane. Tama signifie bijou et Hagane signifie acier." [13]. c) "L'acier produit des deux côtés de la loupe (le Kera)... est appelé Tamahagane, acier noble, ce qui s'épelle comme 'mère du métal' en caractères japonais." [28]

    Le métal de Tatara a été aussi utilisé, avec les mêmes principes, pour faire d'autres pièces que les sabres : "Le Hyakushö Denki (chronique paysanne) datant d'environ 1684, indique que les houes et les faucilles sont faites d'un mélange de fer forgé et d'acier, le premier étant utilisé comme 'couche de base'." [14] p.13. On notera aussi, à partir de métal souvent peu carburé, la fabrication de clous dont d'anciens spécimens ont été étudiés par K. HORIKAWA [15].

     
    définition de TATARA dans l'Encyclopédie japonaise
     

    (b) Procédé occidental : Ici, synonyme de procédé indirect de fabrication du fer et de l'acier, ou de procédé en deux temps : dans un premier temps, à partir du minerai de fer, on fabrique de la fonte au haut fourneau et dans un deuxième temps la fonte est décarburée pour donner du fer ou de l'acier. Ce procédé est opposé au procédé direct -voir (c) ci-dessous-.
    (c) Procédé direct : Procédé qui permet de produire du fer et parfois de l'acier , en une seule étape, à partir d'un minerai. Tatara est un procédé direct..

    "Tatara se dit d'un soufflet ou d'un procédé de fabrication de la fonte dans lequel on utilise le soufflet. Ce procédé a été pratiqué depuis l'antiquité au Japon en utilisant des sables ferrugineux. A l'introduction du procédé 'occidental' (b) à la fin de l'ère Meiji (début du XXème s.), il a été pratiquement abandonné.
    Le four Tatara est façonné d'argile réfractaire. Les sables ferrugineux et le charbon de bois sont amenés à des températures très élevées au moyen du soufflet. Le four Tatara mesure environ 2,7 m de long, 0,9 m de large et 0,9 à 1,2 m de haut pour la fabrication de l'acier japonais -Wahagane-ou de 1,2 à 1,5 m de haut pour la fabrication de la fonte -Wasen-. Pour la première utilisation, le four est appelé Keraoshi-ro et pour la seconde Zukoshi-ro. La durée de vie de ces fours est de 3 à 4 jours.
    Tatara désignait également les gens du métier :
    Murague ou chef;
    Sumisaka ou adjoint;
    Bango ou souffleur;
    Haganezukuti ou fondeur;
    Kannaji ou mineur."
    [16].

     
    l'origine de TATARA.
     

    La recherche de l'origine de cette technique de production du fer pose la question de la naissance de la sidérurgie au Japon. D'après D. WAGNER [17], les premières pièces en fer fabriquées dans ce pays datent de la fin de la période Yayio (IIIème s. avant JC/IIIème s. après JC), mais on ne sait pas si le fer utilisé était produit sur place ou importé.

    D. WAGNER rapporte par ailleurs qu'on a trouvé à Fukuoka, dans l'île de Kyushu, ce qui semble être un foyer de production du fer par le procédé direct (c), qui pourrait être l'ancêtre du Tatara; ce foyer est daté entre la fin de la période Kofun (vers 700 après JC) et la fin de la période Nara (794 après JC). D'une façon plus générale, cet auteur pense que la production japonaise de fer par le procédé direct a été vraisemblablement introduite au Japon, à partir de la Sibérie; il élimine l'hypothèse chinoise parce que l'histoire du procédé direct en Chine est toujours incertaine.

    Au contraire, M. VI semble plutôt choisir l'hypothèse chinoise quand il écrit que, pour la période allant du IIIème s. au VIème s. après JC, les royaumes coréens bénéficient de la technique chinoise -dont la métallurgie-, et que le Yamato (état primitif du Japon installé à l'ouest de la grande île, Onshu) la reçoit par des relais coréens [18] p.7 et 8. Pour un autre auteur, "avant 900, les sabres sont essentiellement l'oeuvre de forgerons chinois et coréens, encore que quelques forgerons japonais commencent à s'y mettre. Leurs lames sont droites et ne font que reprendre la forme des sabres chinois." On peut envisager que les introductions au Japon de la technique de fabrication du sabre d'une part, et de la technique de production du fer d'autre part, sont concomitantes. [6]

    Sans préjuger de l'importance de la langue, on notera d'abord ici que le haut fourneau japonais -Ko ro- s'écrit en kanji, c'est-à-dire en idéogrammes chinois, alors que Tatara est écrit en hiragana, ensemble de caractères purement japonais (fig.1 en en-tête). On écrit aussi : "Il y a beaucoup de théories sur l'origine du mot Tatara. Une possibilité est qu'il soit dérivé de Tatars, qui désigne une tribu turque qui a été célèbre pour son habileté au travail du fer -ceci priviligierait l'hypothèse sibérienne de D. WAGNER-.Enfin, une autre théorie est que Tatara vient de 'tatari', qui signifie exorciser le démon." [12]

     
    le four Tatara et son soufflet.
     

    Le four.

    "Tatara est un fourneau fait en argile, et l'intérieur ressemble à une nef." [11]. Tous les auteurs sont d'accord sur la construction en argile seule, contrairement à beaucoup de fours du procédé direct où l'argile est renforcée soit par un agrégat de pierre, soit par une structure de bois ou de pierre, ou bien est mêlée de paille... La présence d'une argile de qualité est d'ailleurs l'un des éléments de la géographie de Tatara.

    Le four est un vaisseau allongé de plus de 3 mètres de longueur pour 1,2 à 1,5 mètres de largeur pour environ 1,1 mètre de hauteur (fig.5) . D'après [19] p.123, ce four est bâti sur une fondation épaisse de plus de 3 mètres, composée de haut en bas de couches successives de pierres, de bardeaux puis d'argile et enfin d'environ un mètre de charbon de bois tassé. Sur cette dernière couche, on installe le fond du four constitué d'environ 500 mm de charbon de bois écrasé et tassé et l'on monte les murs en argile. Dans l'exemple cité par [19], on emploie un mélange d'argiles tenant environ 55% de silice, 19% d'alumine et 7% d'oxyde de fer. Dans le bas du mur, sur chacun des grands côtés, on ménage 16 tuyères pour le soufflage, soit 32 au total, ce qui est considérable par comparaison avec les autres fours du procédé direct; ce grand nombre de tuyères assure une répartition régulière du vent, ce qui ne peut que favoriser la marche du four.

    fig.5 : Schéma du four Tatara, d'après [19]. >

    fig.6 : Four Tatara prêt au chargement, d'après [19]- Cliquer sur l'image pour agrandir

    La fig.6 montre un four Tatara terminé et en séchage; on distingue les trous des tuyères sur le grand côté et 3 trous pour l'écoulement des laitiers sur le petit côté; à droite le Murage surveille l'opération de séchage. Il est probable que cette construction correspond au dernier stade de l'évolution du four, vers la fin de sa vie (deuxième moitié du XIXème siècle); comparée à ce four sophistiqué, la forge catalane de la première moitié du XIXème siècle paraît un outil bien grossier.

    Un four proche du four Tatara.

    fig.7 : Four du Sri-Lanka [20] - Cliquer sur l'image pour agrandir

    D'après [20], G. JULEFF a découvert au Sri-Lanka des fours qui auraient produit de l'acier par le procédé direct, pendant environ 1500 ans, à partir du IIIème s. avant JC. Ces fours à peu près rectangulaires (fig.7), étaient adossés à une colline, et ventilés par tirage naturel grâce à leur 14 tuyères placées de façon à ce que le tirage soit activé par le vent dominant de la région.

    Le soufflet.

    fig.8 : Soufflet chinois, d'après [21].- Cliquer sur l'image pour agrandir

    La nature du soufflet employé au tout début de la mise en oeuvre de Tatara n'est pas connu, si ce n'est qu'on peut avoir la quasi certitude qu'il fonctionnement sous l'action de l'homme. On peut penser avec R. F. TYLECOTE ([22] p.49) que les Japonais connaissaient le soufflet chinois, en bois et à piston; ce soufflet manuel et efficace, qui a été très tôt à double effet, avait d'ailleurs été à l'origine des avancées de la sidérurgie chinoise (fig.8).

    Le soufflet d'origine, probablement au XVIIème siècle, été remplacé par un soufflet actionné au pied (foot bellow), comme le confirment plusieurs indications. Pour T. YAMANOUCHI ([23] p.7), ceux qui actionnent le soufflet "le marchent"; pour un autre auteur, "Tatara est un énorme soufflet à pied. Des femmes le poussent pour envoyer l'air dans le fourneau pour fondre le sable ferrugineux." [24]. Pour sa part, M. TATE déclare que le Japon inventa un soufflet efficace, dont la disposition (fig.9), convient bien à une manoeuvre au pied : "Tatara se développa pleinement, il y a environ 300 ans, avec l'invention du soufflet, très économe en main d'oeuvre, appelé Tenbin Fuigo." [25] p.61. D'après le schéma ce soufflet, dit à bascule, comportait deux soufflets élémentaires en bois (assez semblables aux soufflets de bois utilisés en Europe au XVIIIème s.) disposés symétriquement par rapport à un conduit central qui récupérait le vent. Les deux soufflets élémentaires étaient reliés entre eux par une tringlerie disposée de telle sorte que l'un des soufflets était en aspiration pendant que l'autre était en expiration, d'où un souffle continu vers le four. Quand plusieurs personnes étaient préposées au fonctionnement du soufflet, elles devaient agir de concert, d'où des chants cadencés dont un exemple est le "le chant Tatara d'Eboshi" du film d'animation Mononoke Hime :

    fig.9 : Soufflet japonais, d'après [25]. - Cliquer sur l'image pour agrandir

    "Un, deux, même les bébés peuvent pousser (*),
    Trois, quatre, même un ogre pleurerait (**),
    L'amour en or d'une femme Tatara,

    Fait fondre et couler, et transforme en lame (***)."
    [24].

    La cadence n'apparaît pas de façon évidente, mais ce chant est la traduction du texte anglais, lui-même traduit du japonais ! On y trouve le soufflage en groupe (*), la pénibilité (**) l'objectif final, le sabre (***).

    Au moins dans certains cas, le soufflet de Tatara est en bois de cèdre ([23] p3). Le vent est amené du soufflet à chaque tuyère par un tuyau de bambou terminé par une extrémité en fer. Le grand nombre de tuyères mise en place de chaque côté du four, nécessite d'installer à la sortie du soufflet un distributeur de vent d'où partent 16 tuyaux de bambou. L'aspect de ce distributeur lui a fait attribuer le nom de Tatsu no kuchi, c'est-à-dire gueule de dragon [25]. Cette société a été plus tard absorbée par la société Hitachi Metals Ltd.

    vers la seconde partie

     
    annexes
     

    Les trois parties de l'article "Tatara" partagent un lexique des termes japonais et les références bibliographiques cliquez ici

     

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