un siècle d'oxygène en sidérurgie

3ème partie

savoir l'acier

Olivier C. A. BISANTI

  • version originale :
    Français

  • publication originale :
    15 janvier 2003



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    L'usage prépondérant de l'oxygène aux convertisseurs et au four électrique ne doit pas faire oublier ses autres utilisations, tant à l'aciérie qu'en amont. Anticipée depuis le milieu des années 1930, c'est l'injection d'oxygène dans le vent soufflé au haut-fourneau qui rend possible l'utilisation de combustibles "de substitution" à l'usine à fonte, en particulier devant la rareté des charbons cokéfiables, puis l'envolée de son coût à partir des années 1970.
    Depuis la dernière décennie du XXe siècle, l'oxygène semble dessiner de nouvelles voies d'évolution technique de la sidérurgie, et promouvoir de nouveaux schémas de production que nous examinerons dans cette troisième et dernière partie.

     

     
    6- L'oxygène en métallurgie secondaire
     

    Le rôle de la métallurgie secondaire est de préparer, à partir de l'acier sauvage élaboré en moins d'une heure par le convertisseur ou le four électrique, le métal liquide ajusté en température et composition chimique (gaz dissous inclus, qu'il s'agisse d'en retirer ou d'en rajouter). Afin d'alléger ce qui peut l'être dans cet exposé, nous nous bornerons à effleurer le monde très savant des outils de métallurgie secondaire et leurs oeuvres, en nous cantonnant à ce qu'ils font à l'aide d'oxygène : la décarburation et le réchauffage.

    Le premier traitement de métallurgie secondaire a consisté à soumettre le métal à "l'action du vide" ; imaginé depuis plus d'un siècle (le premier brevet remonte à 1882), sa première application industrielle s'est produite en France, dans les années 1930, aux Aciéries Holzer à Unieux [43]. La première application de l'oxygène en métallurgie secondaire s'est faite dans ces procédés de vide : au confidentiel ASEA-SKF à induction sous vide avec injection d'Oý de 1964 a succédé l'année suivante 1965 le VOD, "procédé majeur" voué à la décarburation de l'acier inoxydable. Dans ce procédé, la poche d'acier est enfermée dans une cuve dans laquelle on maintient le vide, tandis qu'une lance émergée apporte un flux d'oxygène et qu'un brassage du métal est assuré par insufflation d'argon à travers un bouchon poreux placé en fond de poche.

    Un autre procédé majeur de métallurgie secondaire à l'oxygène est né au Japon en 1968, à l'usine de Muroran de Nippon Steel Corporation : le procédé RH-OB. Dérivé du procédé de dégazage sous vide "pur" avec circulation de métal dans une enceinte apparu en 1959 chez Rheinstahl (Allemagne), ce premier exemplaire de réacteur RHOB était destiné à décarburer des aciers inoxydables ; il fut ensuite appliqué aux aciers non-alliés à Nagoya (Japon)la même année, toujours pour la décarburation profonde. On s'est aperçu qu'il pouvait également, parmi d'autres choses, réchauffer de l'acier (par aluminothermie utilisant l'oxygène), assurer de hauts rendements dans la mise des additions, brasser, décanter... [44]

    Un troisième procédé majeur de métallurgie secondaire utilisant l'oxygène est le CAS-OB. Dérivée du CAS créé en 1975 par Nippon Steel, cette créature japonaise, parmi d'autres possibilités, utilise l'oxygène pour réchauffer l'acier par aluminothermie. On notera que ce procédé ne soumet pas le gaz à l'action du vide.

     
    7- l'oxygène en coulée continue
     

    Oxycoupage de brames à l'aciérie de Serémange- Cliquer sur l'image pour agrandir

    Une consommation non-négligeable d'oxygène dans l'usine sidérurgique est le fait de la coulée continue. Le découpage des brames (le refendage ayant quasiment disparu) en sortie de brin se fait par projection d'un jet d'oxygène sur l'acier incandescent. La réaction d'oxydation du fer dégage une température de 2500øC qui réalise un véritable "effet de chalumeau" et produit une découpe de l'acier. Couper de l'acier inoxydable nécessite de projeter de la poudre de fer sous le jet d'oxygène appliqué à la brame, puisque l'alliage ne réagit pas à l'oxygène.

     
    8- l'oxygène dans l'usine à fonte
     

    8-1 haut-fourneau

    Comme au Thomas mais pour de toutes autres raisons, on a tôt envisagé d'enrichir en oxygène le vent soufflé au haut-fourneau. Dès mars 1910, "The iron and coal trades Review" envisage sur un plan théorique l'intérêt d'enrichir le vent, et prédit de manière très optimiste "que le HF marchera un tiers plus vite et économisera un sixième du combustible avec de l'air enrichi de 5% en oxygène" [45]. Un grand silence suit, facile à comprendre : l'économie de coke enfourné serait certainement plus qu'annulée par le rendement déplorable de la transformation de l'énergie thermique des chaudières en énergie mécanique des compresseurs des centrales de liquéfaction des gaz de l'air. De plus, l'enrichissement du vent de haut-fourneau n'aurait guère apporté qu'une amélioration quantitative, alors que l'enrichissement du vent au Thomas laissait prévoir des progrès de nature qualitative quant au carnet des nuances accessibles, incitant à lui réserver les premières ressources en oxygène.

    Ce silence prend fin en 1932, où l'on construit à Oberhaüsen un haut-fourneau expérimental destiné à explorer les possibilité réelles de l'enrichissement du vent. Jusqu'alors, même à Oberhaüsen où l'on est déjà de vieux habitués de l'oxygène au Thomas, "les essais d'enrichissement en oxygène [s'étaient] toujours heurtés au prix trop élevé de l'oxygène (...) aujourd'hui, on peut produire 1000 Nm3 d'oxygène à 80% pour 42 francs." On constate alors que, pour une même quantité de fonte à produire, le volume total à insuffler diminue puisque seule compte chimiquement la quantité d'oxygène, l'ajustement se faisant aux dépens de l'azote. L'apport thermique par le vent préchauffé diminue, ainsi que le transfert de chaleur dans la colonne de la charge contenue dans la cuve du haut-fourneau. La température générale du creuset s'élève, accroissant la marge de réglage du laitier pour l'épuration de la fonte.

    (*)au haut-fourneau, un "accrochage" est un arrêt des matières par formation de voûtes de matières plus ou moins agglomérées et s'appuyant généralement sur des aspérités ou des "garnis" de matières solidifiées ou condensées en paroi. c'est un désordre dangereux en raison du danger d'explosion des gaz accumulés dans l'espace vide qui se forme sous l'accrochage. La rupture de l'accrochage provoque une "chute en marche" capable de refouler les matières du creuset (fonte et laitier) dans les tuyères et jusque dans les porte-vent, imposant un arrêt du haut-fourneau et un nettoyage des matières refoulées et solidifiées dans des conditions très difficiles.

    Au-delà d'une certaine proportion, les inconvénients l'emportent sur les avantages : la température de la fonte s'élève encore, ainsi que le silicium qui pose tant de problèmes à l'aciérie, et le "ballast" d'azote transporte encore moins de chaleur dans la cuve et la charge qui tend à "s'accrocher"(*) [46]. Ces éléments laissent déjà entrevoir ce que sera l'usage de l'oxygène au haut-fourneau, et qu'un haut-fourneau à oxygène serait nécessairement un engin fondamentalement différent, comme on le verra avec le COREX. En France, les premiers essais, conduits par l'IRSID, remontent à 1945 à Neuves-Maisons [8]

    En 1959, on constate qu' "en fonte d'affinage, tous les essais avec enrichissement seul ont été négatifs, alors qu'avec un appoint de vapeur d'eau dans le vent, on cite quelques résultats intéressants (...)mais ces essais restent encore exceptionnels(...) mais l'air enrichi trouvera peut-être un vaste champ d'application dans les fourneaux, en addition avec du fuel, du gaz naturel, etc" [47].

    dispositif d'injection de charbon pulvérisé aux tuyères d'un haut-fourneau - Cliquer sur l'image pour agrandir

    De fait, c'est au désir d'économiser le coke et à l'irruption subséquente des injections d'autres combustibles aux tuyères que l'oxygène devra finalement (pour la fabrication de fonte ; il en est différemment pour les hauts-fourneaux à manganèse) son droit de cité au haut-fourneau. En effet, les hydrocarbures injectés (charbon compris) dans une flamme ont le même effet qu'au convertisseur : bien qu'ils apportent de l'énergie, ils refroidissent la température du fait de l'énergie consommée par leur décomposition thermique, fournissant en échange une masse de gaz réducteurs qui peut ensuite fixer l'oxygène du minerai à réduire, ou bien être brûlés par un apport d'oxygène libre supplémentaire. Or, la température de flamme est un paramètre majeur de la marche du haut-fourneau. C'est pour l'élever que le conditionnement du vent insufflé à cet appareil comporte un préchauffage rarement inférieur à 1100øC dans les hauts-fourneaux modernes. Avec du vent chaud, la température de flamme atteint les 2200øC dans la "cavité". Si les expériences de la première moitié du XXe siècle ont démontré une augmentation générale de température lors du soufflage d'oxygène, il est logique de l'utiliser pour rétablir la température de flamme altérée par les injections d'hydrocarbures.

    En 1989, un haut-fourneau comme le 3 d'Uckange consomme (au moment où les essais PTM vont être entrepris), 59 Nm3 d'oxygène par tonne de fonte [48].

    L'injection de charbon pulvérisé aux tuyères est devenu un trait permanent et toujours accentué des usines à fonte, justifiant la construction d'unités de production "d'oxygène impur" spécialement dédiées au haut-fourneau. En 1972 , celui-ci représentait 13% de la consommation globale d'oxygène sidérurgique (80% pour l'aciérie)[49]. Le vent est enrichi de 5% en moyenne, voire à 8% comme à Scunthorpe en Angleterre durant les essais à forte injection. Actuellement, pour des taux d'injection de 180 kg/tf et un taux de suroxygénation du vent de 5%, on peut estimer la part du haut-fourneau à environ 40% de la consommation totale d'oxygène par tonne d'acier liquide dans les conditions usuelles de mise au mille [50].

    8-2 COREX

    Principe du Corex 'pur' (sans unité de préréduction à lit fluidisé valorisant les gaz résuaires) [VAI]- Cliquer sur l'image pour agrandir

    Le procédé Corex est issu avant tout du désir de libérer l'usine à fonte de la nécessité d'un approvisionnement en coke, qu'il soit préparé sur place ou bien importé. Une cokerie est un outil délicat, extrêmement coûteux, d'une exploitation rigide (en particulier, on ne peut pas la stopper), génératrice d'effluents dont la dépollution est coûteuse et d'un gaz résiduaire dont on a de moins en moins l'usage ; quant au marché du coke, il est marqué par la pénurie au moment où beaucoup d'usines renoncent à renouveler leur cokerie. De plus, le charbon cokéfiable est une denrée rare et chère.

    (*) mais la plupart des unités en service ou en projet enfournent, pour les mêmes raisons que le haut-fourneau, des charges partiellement ou totalement préparées (agglomérées ou bouletées).

    L'appareil utilise l'oxygène pur dans un "réacteur de gazéification-fusion", composant où le charbon subit une oxydation ménagée productrice de gaz réducteur composé de CO, d'éthane et d'hydrogène. La chaleur dégagée est utilisée pour faire fondre le produit du deuxième composant du procédé, dans lequel le minerai calibré subit une réduction par le gaz issu du premier réacteur. Il n'y a ni cokerie, ni préchauffage du vent en Cowpers, ni agglomération puisque le procédé est censé se dispenser de minerai aggloméré(*). Le métal produit a les caractéristiques physiques et chimiques de la fonte de haut-fourneau.

    Corex de Saldahna [VAI]- Cliquer sur l'image pour agrandir

    Les études du Corex démarrèrent en 1977 ; un pilote industriel fut construit à Kehl au début des années 1980, et la première unité industrielle d'une capacité de 1000 t/j a démarré en 1988 à Prétoria (Afrique du Sud). Durant toute cette période, on a fait plus ou moins l'impasse sur la fantastique quantité de gaz résiduaire (13 GJ/tonne de fonte !) dégagée par l'outil : on prétendait l'utiliser à la génération d'électricité, etc. Dans sa définition originelle, le Corex était réellement visé par la blague du gazogène... Puis l'inventeur s'avisa qu'en réalité son outil était incomplet, et y greffa une unité de préréduction étagée à lit fluidisé fournissant du fer à travers une valorisation métallurgique du gaz résiduaire infiniment plus logique. La validité du couplage apparaît éclatante quand le mix-produit annuel d'une telle installation ressort à 600 Kt de fonte (coulées par le réacteur COREX) et 800 Kt de briquettes de fer réduit (par l'installation utilisant le gaz résiduaire), délivrés respectivement à 1400 et 700øC.

    Corex et préréduction : échanges de matière et production. On notera que les valeurs diffèrent de celles du texte [VAI]- Cliquer sur l'image pour agrandir

    Au prix d'une complexité accrue (mais d'un outil moins lourd qu'une usine à fonte comportant haut-fourneau bardé de ses cowpers et surtout cokerie), le procédé en question génère ainsi un flux métallique mixte, composé de fonte et de préréduit, typiquement valorisable en four électrique avec une forte injection d'oxygène. La construction d'unités Corex s'est ensuivie, en Corée (Posco 1995), à Saldanha (Afrique du Sud 1999, déjà évoquée au sujet du four électrique traitant la charge de fonte et de préréduits issus de l'unité COREX) et à Jindal (Inde) avec deux unités démarrées en 1999 et 2001. [51]

     
    9- conclusion en forme de prospective
     

    (*)BELTRAN & CARRÉ

    L'oxygène est bien devenu, en ce début de XXIe siècle, la troisième matière de la sidérurgie, aux côtés du minerai et du charbon. Mais cet avènement de l'oxygène invite une quatrième passagère, immatérielle celle-là, digne successeur de "l'esprit" qui avait inspiré la naissance du mot "gaz", il y a de cela bien longtemps. Cette invitée, c'est l'électricité, "la fée et la servante"(*). L'oxygène a ainsi porté le coup de grâce au four Siemens-Martin, porté aux nues le convertisseur et couronné la maturité du haut-fourneau en tant qu'empereur du bilan thermochimique (au rendement de 92%) ; il a aussi donné au four électrique à arcs sa vraie mesure de nouveau géant, et fait apparaître des procédés qui remettent le charbon, face à l'expansion prévisible des ressources en gaz naturel, dans la course des matières de réduction des oxydes de fer.

    Nous avons en effet achevé notre "promenade dans le siècle" par une évocation du procédé COREX dans lequel certains ont cru voir un candidat à la succession du haut-fourneau, sept cents ans après sa naissance. A notre sens, la progression du Corex ne traduit pas une telle ambition, mais une évolution plus profonde du monde de l'acier. De même que les réacteurs de préréduction, aucune unité Corex n'approche la puissance d'un haut-fourneau. La plus grosse unité Corex aujourd'hui à l'étude ne dépasse pas 1400 tf/jour (auxquelles il faut ajouter 1800 t de DRI, soit un total maximum de 3200 tonnes de métal) contre plus de 11000 pour les gros hauts-fourneaux "standard" en service dans le monde, chacun étant censé alimenter un convertisseur de même capacité : la capacité annuelle de la "tranche standard de l'état de l'art" ressort ainsi à quatre millions de tonnes d'acier liquide par an, et il est difficile d'envisager, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité d'exploitation et de continuité de la production lors des réfections de haut-fourneau, de bâtir une usine autonome de moins de deux tranches soit 8 Mt/an.

    Il ne s'agit certes pas de conjecturer, sur cet exemple, l'éviction du haut-fourneau par un nouveau procédé "totalitaire". C'est à une ouverture des possiblités que nous assistons aujourd'hui ; non seulement les récents progrès de la métallurgie aboutissent à des produits dont on pouvait à peine rêver il y a dix ans, mais encore nous assistons à une explosion créative dans les techniques de production, qu'elles concernent le métal liquide, sa solidification, le laminage, les revêtements, etc. Contrairement à ce que des "autopsies" trop savantes et trop hâtives avaient pu laisser croire, la sidérurgie est bien vivante ; les changements que nous vivons traduisent un changement de paradigme dans la conception des aciers et la construction des usines sidérurgiques vouées à leur production.

    On reproche de longue date à la sidérurgie le gigantisme de ses outils : c'est la disponibilité de nouveaux procédés rendus viables (notamment) par l'usage massif d'oxygène qui tend à rendre possible un changement d'échelle des unités industrielles. Cet infléchissement, dans l'histoire des techniques, cette rupture dans la course aux "économies d'échelle", traduisent le dialogue entre économie et technologie et marquent la maturité contemporaine de la sidérurgie.

    Ayant perdu son statut d'industrie de souveraineté, la sidérurgie accentue ainsi son entrée dans le jeu économique commun par son retour de ses investissements productifs à une moindre grande intensité capitalistique. Ce faisant, le monde de l'acier démontre une fois de plus son ouverture au présent, et préserve son avenir.

  • Les trois articles de la série "un siècle d'oxygène en sidérurgie" partagent une bibliographie commune

  • vers la deuxième partie

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