USINOR, histoire d'un nom

première partie

mémoire d'Acier

Olivier C. A. BISANTI

22 novembre 2001

 

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La fusion entre Usinor, Arbed (Luxembourg) et Aceralia (Espagne) vient conclure la saga de la sidérurgie française en tant que "sidérurgie nationale". Elle achève aussi un tournant dans l'histoire de cette industrie et de ses représentations mentales. D'un secteur stratégique pour la survie des nations, l'acier devient enfin une industrie comme les autres, et les sidérurgistes, des acteurs économiques et non plus les joyaux d'une couronne nationaliste. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut oublier la longue route d'Usinor. Il ne faut pas méconnaître, malgré les mauvais souvenirs des contribuables face à l'évocation de ce nom, le redressement et les réussites de la grande entreprise qui a fini par condenser la quasi-totalité de cette branche industrielle en France.

   
 

 

Usinor : le sigle actuel >

C'est en 1994 qu'Henri d'AINVAL publiait son livre "Deux siècles de sidérurgie française" en le sous-titrant : "De 1003 entreprises à la dernière". Cinq ans avant le tournant de ce siècle qui restera dans l'Histoire comme celui de l'Acier, Usinor-Sacilor regroupait en effet, avec ses filiales, la totalité des produits plats majoritaires dans la sidérurgie française.

Dans les années suivantes, la spécialisation devait être encore accentuée en ne conservant quasiment que ces aciers plats. La cession d'Unimétal et d'Ascometal (aciers longs et spéciaux) ne faisait demeurer dans le Groupe que les inoxydables à côté des aciers plats au carbone dans lesquels Usinor voyait le futur de son gisement de valeur ajoutée. En 1997, le Groupe abandonnait son deuxième nom (Sacilor) pour se présenter sous le seul nom qui va disparaître au terme de l'opération NewCo.

 

l'Union Sidérurgique du Nord

Comme sa consoeur (jadis ennemie) Sollac, Usinor est née au lendemain de la seconde guerre mondiale. Comme elle, c'est la nécessité de se réunir pour financer, alimenter et vendre la production d'un outil fabuleux : un train continu à bandes, qui en a suscité la constitution.

(*) Services publics de base (ponts, voies de communication, services du type électricité), moyens de production, logements.

Le train à bandes fabrique les tôles à chaud dont dérivent presque tous les aciers plats. Et cette catégorie de produits, c'est la grande affaire de la seconde moitié du XXe siècle. En effet, si les aciers longs (poutrelles, rails, fers à béton) sont essentiellement consommés dans les infrastructures(*), c'est la consommation de produits plats qui a longtemps été le témoin comparatif des développements nationaux. Les aciers plats sont en effet la matière de base de la "société de consommation", les biens que les classes moyennes peuvent consommer une fois satisfaits les besoins fondamentaux : la sécurité, l'abri, l'alimentation.

Finisseur du train à bandes de Fos [photographie SOLLAC], cliquez pour agrandir

La technologie n'est pas nouvelle puisque les premiers trains à bandes sont apparus aux Etats-Unis dès les années 1920. Il faut attendre 1937 pour que les premières installations du genre démarrent chez les géants allemands (Krüpp, Thyssen...), et 1938-1940 en Angleterre. Quant au Japon, il sort à peine du moyen-âge industriel. Etonnant Japon où la sidérurgie du monde entier ira prendre des leçons à partir des années 1970. En France, la consommation de produits plats ne décollera vraiment qu'après 1947.

(*) L'histoire de SOLLAC sera retracée dans un article consacré à l'usine Sollac de SEREMANGE que nous avons visitée en juin 2001.

Le plan MONNET, "plan d'ensemble pour la modernisation et l'équipement économique" est décrété le 3 janvier 1946 ; il fixe notamment la production d'acier et marque la première intervention de l'Etat dans le domaine sidérurgique. Il n'est pas près d'en sortir... Aucun sidérurgiste français n'a la taille critique pour promouvoir seul la construction d'un tel outil et vendre sa production. Deux structures constituées autour des deux projets nationaux voient donc le jour en cette même année 1948. Les sidérurgistes lorrains, aiguillonnés par la Maison de Wendel, fondent le 13 décembre 1948 la coopérative SOLLAC(*) (SOciété Lorraine de LAminage Continu) dans laquelle chaque industriel garde longtemps identité et indépendance. Quant à eux, les Nordistes optent pour une fusion pure et simple. Aux termes de quelques hésitations (FALNOR pour Forges, Aciéries et Laminoirs du NORd, ARNEDA pour Aciers Réunis du Nord-Est et de Denain-Anzin), c'est l'Union SIdérurgique du NOrd, USINOR, qui apparaît. Un nom simple, fait pour durer.

(*) NUCOR, fabriquant américain d'aciers plats dans des mini-mills électriques dont la singularité émergera au grand jour à partir des années 1990.

Comme l'écrit Eric GODELIER (Op. Cit.), "le choix du nom cache mal le maintien de la particularité de chacune des usines qui seront apportées à la nouvelle société". Usinor va en effet adopter une direction générale très légère (78 personnes en 1960, 194 en 1970, dans des locaux sis à Paris rue d'Athènes sur la modestie desquels la mémoire retient quelques savoureuses anecdotes), et laisser une large autonomie exécutive aux directions d'usine. Usinor est à cette époque "une PME de 50.000 personnes" dans laquelle la limitation des structures centrales vise explicitement l'accélération des décisions et la limitation les frais généraux. Démarche qui sera donnée en exemple trente ans plus tard comme la meilleure orthodoxie managériale... à 'étranger(*). Le nom peut aussi faire illusion sur le rapprochement réel des grandes familles sidérurgiques qui restent au pouvoir des sociétés mères Denain-Anzin et Nord-Est, et n'ont dévolu que les activités industrielles (mais pas les activités minières) à Usinor.

(*) Ce sont les mines où Emile ZOLA séjourna en 1860 pour son enquête de terrain préalable à Germinal.

Quels sont les protagonistes de la fusion ? Il y a là les Forges de Denain, créées en 1834, fusionnées en 1849 avec les Forges d'Anzin. Avant la guerre 1914-1918, chacune des deux usines possède toute la filière de la fonte jusqu'aux produits laminés. Après les dévastations de la guerre, la reconstruction permet une rationalisation sur le seul site de Denain où démarrent entre 1926 et 1931 quatre hauts-fourneaux, une aciérie Thomas, deux fours Martin de 50 tonnes, un laminoir pour tôles. Denain-Anzin possède des mines de charbon(*) cokéfiable qui font défaut à Nord-Est.

(*) voir Uckange, les Années de Fonte (parution janvier 2002)

L'autre larron, c'est cette société des Forges et Aciéries du Nord et de l'Est, que nous connaissons déjà(*). Fondée en 1881, installée à Jarville (près de Nancy), elle possède des hauts-fourneaux et une aciérie mixte Bessemer-Thomas. A partir de 1911, elle dispose, dans le Nord, du site de Trith Saint-Léger (aux portes de Valenciennes) qu'elle a progressivement développé. Il comporte une filière intégrée qui va de la fonte aux produits (345.000 tonnes en 1929, après sa reconstruction suite à la première guerre mondiale). Nord-Est dispose d'un important patrimoine minier dans le bassin ferrifère lorrain de Briey. Il dispose aussi, à Trith, du procédé métallurgique Ugiperval, licence d'Ugine pour l'affinage de l'acier par brassage avec un laitier de synthèse fondu au four électrique.

Ce qu'ils ne peuvent faire chacun de son côté, ils vont le faire ensemble, avec les précautions que nous avons évoquées plus haut. Et c'est ainsi que le 1er juillet 1948, Jacques de NERVO, représentant Denain-Anzin au premier Conseil d'Administration d'Usinor, peut déclarer "qu'en sachant s'élever au-dessus de (...) la concurrence entre deux affaires similaires, et en unissant leurs efforts au lieu de les opposer, les industriels français sont capables de réaliser une grande oeuvre".

(*)Les progrès d'équipement et des méthodes d'exploitation permettront ultérieurement à ce train de produire jusqu'à 2 Mt/an.

En 1947, le site de Denain comporte une usine à fonte équipée de 4 hauts-fourneaux de 5,50m, une aciérie Thomas de 5 convertisseurs de 30 tonnes (dans laquelle sera installé l'Ugiperval) et une aciérie Martin de 5 fours de 50 tonnes et 1 de 80. Les aciéries alimentent un blooming, un train pour billettes et largets, 2 trains marchands pour aciers spéciaux à ressorts, 1 train à tôles fortes, un train trio, un train à tubes... Deux autre trains à aciers marchands (carrés, plats, cornières, ronds à béton) existent à Anzin. La masse des équipements atteint le seuil critique pour faire de cette usine le coeur d'Usinor. C'est ici que sera bâti le train à bandes de première génération (700 Kt/an(*). En "contrepartie", Nord-Est obtient de faire installer les installations de laminage à froid absorbant une partie des tôles du train à bandes sur l'un de ses fiefs historiques : Montataire (près de Senlis dans l'Oise), qui est idéalement placé vis-à-vis de ses clients Simca (Poissy), Renault, Citroën, installés en région parisienne où se trouvent également de nombreux clients finaux ou transformateurs de l'acier.

 

L'industriel nordiste - 1948-1973

Le traité ratifié le 18 avril 1951 par les représentants de l'Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la France, l'Italie et le Luxembourg, vise à établir les bases d'une paix durable en Europe tout en organisant les conditions de développement industriel sur lequel sera assise l'amélioration du niveau de vie européen. Son titre : "Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier" est à la fois l'embryon de la future "Communauté Européenne", et la désignation de ce qui en est considéré comme l'assise matérielle : la sidérurgie.

(*) partiellement financé comme lui grâce au plan MARSHALL américain

Durant la période 1949-1956, Usinor produit 15% de l'acier français, soit 2Mt en 1956. Malgré le démarrage du train concurrent de Sollac à Florange-Serémange(*), le train à bandes de Denain, mis en service en 1955, est déjà saturé avec 823 Kt, dont 366 Kt sont relaminées à froid à Montataire dont le train tandem à froid sera doublé en 1956. 1956, c'est l'année de la décision, en association avec Aciérie de Firminy et la Banque de Paris et des Pays-Bas, de créer une usine sidérurgique littorale à Dunkerque qui sera entièrement opérationnelle en 1963 avec un seul haut-fourneau (une partie de la fonte provient de Denain), une aciérie à l'oxygène, et un nouveau train à bandes de 2 mètres.

(*) deuxième usine à froid comportant elle aussi un tandem à froid et des installations de revêtements bâtie ultérieurement à Mardyck, aux portes de Dunkerque.

Usinor est recréé en 1966 par fusion avec Lorraine-Escaut et Nord & Lorraine ; le nouveau Groupe dispose donc de l'ensemble Dunkerque-Mardyck (*), de Denain et Montataire pour les produits plats, et de Valenciennes, Longwy, Thionville, Louvroil, Anzin et Sedan pour les produits longs avec des usines intégrées pour les trois premiers sites. Usinor devient d'autre part majoritaire dans Saulnes-et-Uckange.

A partir de 1962, Dunkerque est le fleuron d'USINOR. Ici, le HF4, démarré en 1974 ; au premier plan, le parc matières. [photo O. BISANTI]., cliquez pour agrandir

Le Plan professionnel de 1966, conduit par la Chambre Syndicale présidée par Jacques FERRY, organise une certaine rationalisation des outils de production ; il y a peu de conséquences pour Usinor. En 1970, Usinor dispose de deux usines intégrées complètes de produits plats à Denain et Dunkerque (deux hauts-fourneaux, aciérie à l'oxygène et train à bandes), et d'une autre à Longwy consacrée aux produits longs. La première coulée continue française démarre à l'aciérie nĝ1 de Dunkerque en 1971.

 

les temps incertains - 1974-1980

(*) SOciété Lorraine et MERidionale (de laminage en continu).

En octobre 1973, la guerre arabo-israélienne dite du "Kippour" et la hausse des prix du pétrole qui s'ensuit prennent à contre-pied les industriels en plein développement de leurs capacités de production. Depuis 1971, Usinor a entrepris en effet de doubler la capacité de son fleuron de Dunkerque en y édifiant le HF4 de 14 mètres au creuset (le plus grand du monde à l'époque) et l'aciérie numéro 2 recourant d'emblée à 100% de coulée continue. Avec son "quarto" (train à tôles fortes), le site atteindra une capacité potentielle de 7 Mt/an. Quant aux Lorrains, partis en retard dans la course à la mer, ils ont choisi Fos, sous la pression des pouvoirs publics, pour leur usine Solmer(*) modulaire de 1600 hectares dont la première tranche (deux hauts-fourneaux, une aciérie, un train à bandes) aura une capacité de 3,5 Mt/an, à doubler dans les cinq ans. On a vu grand : le site est promis pour 20Mt/an à l'horizon 2000, une capacité que Dunkerque ne pourra jamais atteindre sur ses 450 hectares. Trop grand : Sacilor ne peut achever les travaux et Usinor est contraint par le gouvernement Pompidou à entrer à hauteur de 47,5 % dans Solmer, à égalité avec Sacilor, Thyssen, l'ami fidèle, prenant les 5 % restants.

démarré en 1971, le chantier SOLMER est durant deux ans le plus grand chantier du monde (les cowpers du HF1, photo SOLMER), cliquez pour agrandir

Très vite, la croissance n'est plus à l'ordre du jour. 1974 est la dernière bonne année de la sidérurgie ; en fin d'année, cependant, les prix des bandes à chaud ont perdu 40% de leur valeur. A Dunkerque, la remise à feu du HF4, en réfection prématurée à la suite de maladies de jeunesse, est remise sine die. A peine démarrée, Solmer tourne au ralenti. Dans le cadre du 7e plan puis du premier plan Acier, la production de fonte et d'acier est arrêtée en 1976 à Valenciennes et à Thionville.

(*) GIS (Groupement pour l'Industrie Sidérurgique) : Société anonyme fondée en 1946, a pour objet de faciliter le financement des entreprises sidérurgiques et leurs mines de fer en cautionnant des prêts accordés par le Crédit National, les banques et en organisant des emprunts publics ; FDES : Fonds pour le Développement de l'Industrie Sidérurgique.

En 1978 se produit la fusion avec Châtillon-Commentry ; compte tenu des apports et des fermetures, Usinor comporte à présent : en produits plats, Dunkerque-Mardyck, Denain, Montataire, Biache, les deux premières usines étant intégrées avec train à bandes ; en produits longs, Réhon, Neuves-Maisons, Senelle-Longwy. Il ne reste presque rien à Thionville. De l'acier inoxydable est produit à Isbergues. Malgré la crise, la rénovation du train à bandes de Denain est lancée ; des aciéries neuves sont mises en service à Rehon et Neuves-Maisons, tandis que Sollac démarre une superbe aciérie à l'oxygène à Serémange. La situation financière provoque la transformation des prêts publics ou parapublics (GIS, Crédit national, FDES(*)) en sommes assimilables à des fonds propres. Mesure illusoire qui masque la faillite de l'entreprise.


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