USINOR, histoire d'un nom

deuxième partie

mémoire d'Acier

Olivier C. A. BISANTI

22 novembre 2001

 

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Dans la première partie de cet article, nous avons relaté la genèse et la prospérité d'USINOR, industriel nordiste. Puis nous avons abrodé les difficultés de ce qui a été appelé "la grande crise de la sidérurgie". Dans cette seconde partie, nous abordons le changement de paradigme qui a conduit l'industrie de l'acier à se restructurer entièrement pour rejoindre le champ économique commun.

   

 

"Sidérurgie de France" - 1981-1994

Durant la période 1981-1994, la totalité du secteur sidérurgique va se trouver restructuré autour des seules unités de production économiquement et techniquement viables. Cette mutation va se solder par le départ de 120.000 personnes sur les 160.000 que comptait la sidérurgie en 1974. Le contexte économique a définitivement changé ; ce qui a été appelé "crise" durant vingt ans se révèle être l'instauration d'un nouveau paradigme : l'arrivée tardive de la sidérurgie dans le jeu économique commun. Quant aux produits, l'acier n'est plus le produit standardisé fabriqué depuis les origines. Si l'on désigne par ce terme un acier optimisé pour chaque application, presque tous les aciers produits aujourd'hui en Europe sont des aciers spéciaux. Mais les noms d'entreprises, parfois liés à des noms de lieux, sont demeurés les mêmes durant toute cette restructuration (et après), ce qui a probablement contribué à empêcher un public traumatisé de tirer un trait et de voir le phénix renaître de ses cendres.

Paradoxalement, c'est dans la période où la sidérurgie est nationalisée que s'opère la mutation fondamentale. L'époque classique de la sidérurgie, ce que les anciens nomment "l'âge d'or", ce sont les clients qui font la queue entre 1945 et 1974, attendant que l'on consente à accepter (et non "servir") leurs commandes. Usinor, Sacilor et leurs collègues d'alors sont installés dans une confortable routine où les commandes arrivent toutes seules. Jusqu'à 1974, la sidérurgie gagne beaucoup d'argent, sert des dividendes : c'est un excellent placement. Et ce sont des sociétés de droit privé, et non pas des fonctionnaires, qui exploitent très paisiblement cette rente de situation.

(*) Ainsi que les pressions exercées contre des exportations d'acier plus rentables mais risquant de faire apparaître une pénurie sur le marché intérieur.

Les sidérurgistes sont accusés de ne pas avoir su rationaliser l'appareil industriel, augmenter la productivité, donc licencier : c'est oublier le souci que ces sociétés très impliquées dans leur environnement social avaient de leur personnel, et les remontrances qu'elles auraient encouru de pouvoirs publics toujours plus ou moins défiants envers les héritiers des "maîtres de forges". Or, ces pouvoirs publics tenaient en fait déjà les cordons de la bourse. Dès avant 1982, l'Etat s'est ingéré indirectement mais efficacement dans la gestion des entreprises du secteur sidérurgique. Ce que Jean PADIOLEAU (Op. Cit.) a nommé "l'Etat corporatiste libéral" consistait en une cogestion implicite du secteur sidérurgique entre l'Etat, la Chambre Syndicale et les principaux industriels. Cette cogestion a notammment consisté en la compensation, par l'Etat, sous forme de crédits (GIS ou FDES), sans grand contrôle de leur utilisation, du manque à gagner, réel ou supposé, engendré par le blocage des prix sidérurgiques (*) avant puis malgré la CECA (voir notamment Ph. MIOCHE, op. cit.).

Il serait inutile de retracer la litanie des modifications et fermetures de sites. La mutation ayant été résumée, nous nous limiterons ici ("Usinor, histoire d'un nom") à pister la carrière des appellations anciennes à travers leurs nouveaux rôles. C'est ainsi qu'en 1994, le nom 'Usinor' ne désignera plus une société privée nordiste en voie de faillite, mais une entité publique, fusionnée avec son ancienne rivale lorraine, prête au retour dans le secteur privé, c'est-à-dire en état d'exister par sa seule viablilité. Conservés, les mêmes vieux noms recouvrent des entités entièrement différentes. "Usinor-Sacilor" désignera ainsi une société vivant essentiellement d'une activité d'aciers plats concentrée dans une filiale affublée du nom ancien "Sollac". Cette "Sollac"-là n'est plus lorraine mais nationale. Son appareil industriel est réparti sur les sites intégrés de Dunkerque, Hayange-Serémange et Fos. Les produits longs et les aciers spéciaux sont isolés dans le périmètre, en attendant de passer entre des mains étrangères en 1996 et 1999 (Unimétal chez les Anglos-indiens d'Ispat et Ascometal chez l'Italien Lucchini). Comment en est-on arrivé là ?

Entre 1978 et 1981, année d'arrivée de la Gauche au pouvoir, l'effondrement du secteur sidérurgique se poursuit. La réduction d'effectifs commencée en 1976 (5000 personnes au titre de la CGPS) a continué (16.000 personnes entre 1979 et 1980). Le nouveau pouvoir décide de convertir les prêts plus ou moins "à fonds perdus" en actions. Compte tenu de la faiblesse des fonds propres causée par l'ampleur des pertes, l'Etat se retrouve actionnaire à 76,5% dans le capital d'Usinor. La même configuration se reproduit naturellement chez Sacilor.

Occupation du siège de SACILOR lors des grandes manifestations des personnels de la sidérurgie de mars 1984 [photo collection C. E. Ascometal-Fos], cliquez pour agrandir

Qui paie commande. L'Etat fait partir tous les dirigeants des deux sociétés moribondes, hier rivales. La Chambre Syndicale de la Sidérurgie, accusée de tous les maux, n'échappe pas à la purge. Le temps de faire l'état des lieux et commence la convergence. Dans un premier temps, Usinor et Sacilor, sociétés nationalisées par décret-loi en 1982, demeureront des entités séparées. A Usinor, c'est Raymond LEVY qui s'assied dans le fauteuil de président, dans un siège social transféré de la rue d'Athènes à La Défense. En 1982, 70% de l'acier d'Usinor est coulé en continu et Dunkerque est le pôle principal (4,4 Mt). Parmi de multiples redistributions et redécoupages, le fait saillant est la création de filiales communes avec Sacilor, prélude à une fusion pure et simple. C'est en 1985 que sont constituées Unimetal et Ascometal. La même année, les aciers plats d'Usinor (Dunkerque, Mardyck, Denain, Montataire, Biache) sont regroupés dans une filiale nommée "Usinor-Aciers". Dès la fin de l'année, Usinor cède à Sacilor ses parts d'Unimétal.

En septembre 1986, Francis Mer, ancien président de Pont-à-Mousson, est nommé président d'Usinor et de Sacilor. Sa mission sera d'opérer la fusion de ces deux sociétés qui sera effective en juin 1987. Compte tenu des passifs accumulés, leur valeur résiduelle est faible. Le capital est mis à zéro par l'Etat, puis porté à 24 milliards de francs. Inutile de dire que les actionnaires ne se bousculent pas pour entrer dans le capital, souscrit à hauteur de 99,98% par l'Etat. Si la production de fonte lorraine est assurée par la nouvelle filiale Lorfonte constituée en juillet 1987, la principale filiale d'Usinor-Sacilor regroupe, avec les usines d'Usinor-Acier, de Sollac et de Solmer, la totalité des aciers plats du Groupe. Le nom de Sollac sera conservé pour cet ensemble neuf constitué en janvier 1988 et dont les composantes ont produit 17 Mt en 1986. La même année, les produits longs d'Unimetal et Ascometal représentent 5,45 Mt, les 880 Kt restants se répartissant entre Ugine, Châtillon, CLI, et une poussière de petites filiales. Le remède de cheval se révèle efficace et le nouvel ensemble dégage un bénéfice en 1988, 1989 et 1990.

(*) désignée familièrement "U+S" , sans doute pour conjurer les années "U-S"...

Le 19 décembre 1990 consacre un nouveau changement de structure. Usinor, société de portefeuille, fusionne avec Sollac ; Sacilor en fait de même en 1991 avec Ugine-Aciers de Châtillon et Gueugnon, pour devenir Ugine S.A. La nouvelle société-mère est désormais Usinor Sacilor (*)(sans trait d'union). La conjoncture de 1991 est à nouveau mauvaise suite à la Guerre du Golfe. On prend la décision de transformer l'aciérie Unimetal de Gandrange en aciérie électrique ; après fermeture en 1994 de la SMNDN à Caen, seule Sollac fabriquera désormais de l'acier à partir de fonte. Les pertes sur les aciers longs d'Unimétal dépassent largement les bénéfices de Sollac et les exercices suivants sont globalement déficitaires. C'est la raison pour laquelle la stratégie d'Usinor Sacilor s'accentue vers les seules productions rentables : les aciers plats revêtus, plus quelques niches telles les tôles fortes à hautes caractéristiques (tubes , etc.), les tôles à chaud à haute résistance (roues)... Le compartimentage des métiers en marques distinctes prépare la cession des produits longs.

 

Usinor - 1995-2001

(*) Le poids des fonds de retraite américains dans le capital (jusqu'à 40% par moments) montre à quel point Usinor Sacilor est redevenue saine aux yeux de ces "économistes distingués".
(**) En 1997, Usinor Sacilor simplifie sa marque commerciale et devient ...Usinor tout court.

Celle-ci va intervenir en plusieurs temps. Unimétal-Gandrange et la mini-usine de Montereau sont vendues au britannique ASW en 1995, année de privatisation d'Usinor Sacilor(*). L'usine Unimétal de Gandrange est cédée en 1998 à l'anglo-indien Ispat alors qu'Usinor(**) prend une participation bientôt majoritaire dans le brésilien CST et conquiert de haute lutte le Belge Cockerill, évidemment tous deux producteurs d'aciers plats. C'est une année marquante car Usinor devient multinational. Quant à Ascometal, il passe en 1999 entre les mains de Lucchini.

Devant la coalescence de ses clients en grands groupes mondiaux, la sidérurgie entame elle aussi sa concentration. Les frères ennemis Thyssen et Krüpp fusionnent, tout comme British Steel avec Hoogovens le Batave. Il s'agit aussi de contrer la montée de l'aluminium et, dans une moindre part, des matériaux composites. La stratégie adoptée est un savant mélange d'entrisme et de jeu de Go. Usinor est présent dans les pays de production de ses clients, et les suit là où ils délocalisent pour exploiter une main-d'oeuvre locale moins onéreuse (Espagne, Brésil, Allemagne orientale, Turquie), maillant les continents afin d'offrir au client un seul interlocuteur partout dans le monde. Il place des ingénieurs dans leurs bureaux d'études, où leur expertise du matériau-acier sera un atout considérable à la fois pour une utilisation rationnelle des produits existants et pour "sentir le marché" et orienter le développement de nouvelles nuances (rappelons que l'IRSID est passé sous sa coupe en 1991 avec ses 2100 personnes et 1,3 milliard de francs de budget 1991). Des savoir-faire commerciaux décisifs sont développés pour découpler la lourdeur des outils de la souplesse des solutions, et proposer des "solutions-acier" en lieu et place de "simples" produits. Le réseau de coopération est étendu jusqu'à l'extrême-orient avec le Japonais Nippon Steel.

L'encre de cet accord est à peine séchée que tombe l'information : la fusion avec Arbed et Aceralia fera du nouvel ensemble, provisoirement désigné "NewCo", le premier producteur d'acier mondial avec une capacité de 46 Mt d'acier liquide par an ! La fusion ramènera les aciers longs, fonds de commerce d'Arbed, dans le champ d'activité du nouvel groupe. Mais c'est une autre histoire.

A la veille de la fusion qui provoquera sa disparition, que recouvre le mot "Usinor" ? "Sacilor" disparue, seul le mépris de l'Histoire permettrait d'y voir le triomphe de l'ancien nordiste sur les "barons du fer" lorrains. "Usinor" recouvre aujourd'hui une entreprise reconstruite de l'intérieur, dont le plus clair de l'activité est le fait d'une société "Sollac", lequel est un ancien nom lorrain. Trois usines : l'une au Nord, l'autre à l'Est furent les fiefs des deux anciens rivaux ; l'édification de la troisième avait déjà été (certes difficilement) menée à bien en commun. Quant au logo, on a choisi un élégant dérivé de l'ancien logo de Sacilor. On pourrait aussi constater que l'ancien fleuron nordiste, Dunkerque, est au moment de la rédaction de ces lignes dirigé par un ancien de ...Solmer. Au temps lointain de leur fusion, l'intégration des anciens d'Elf et d'Antar avait bien plus longtemps tardé. Il est vrai qu'ils n'étaient pas en danger de mort... Si l'on veut parler de triomphe, c'est bien celui de la ténacité.

 

et maintenant ?

En son temps, le produit de la fusion de British Steel et d'Hoogovens avait été nommé "Corus". Le choix de ce nom est symbolique : "Core" est le mot anglais pour "noyau" ; telle demeure la place de la sidérurgie dans le support matériel de la civilisation occidentale. Quant au "Chorus", il a probablement été le plus ancien acte culturel collectif de l'Homme.

Au moment où ces lignes sont rédigées, nous n'avons pas connaissance du nom qui va succéder à "Usinor". Selon les paradigmes actuellement en vigueur dans le monde économique, il n'aura plus de rapport explicite avec la sidérurgie ni avec l'industrie, "passée de mode". Peut-être annoncera-t-il des rassemblements non plus transnationaux mais multi-continentaux et donc culturellement plus larges encore.

Occupation du siège de SACILOR lors des grandes manifestations des personnels de la sidérurgie de mars 1984 [photo collection C. E. Ascometal-Fos], cliquez pour agrandir

Exercice de style imaginaire pour un nouveau groupe mondial, mettant en oeuvre les critères contemporains de design de marque. La marque (StAlliance), désigne de manière explicite le rapprochement respectueux des identités. Le préfixe St rappelle discrètement qu'il s'agit d'acier (Steel, Stahl), mais permet surtout d'insérer une initiale significative dans le logo. Circulaire afin d'évoquer l'emprise mondiale du Groupe, celui-ci exploite l'initiale significative comme référence au Yin-Yang oriental, ouvrant la voie à d'autres convergences, comme le suggère aussi l'absence de cadre et de figures fermées.

 

Bibliographie

- BISANTI O., "Ugine-sur-Mer", Soleils d'Acier, 2001 ;
- D'AINVAL H., "Deux siècles de sidérurgie française", Presses Universitaires de Grenoble, 1994 ;
- GODELIER E., "De la stratégie locale à la stratégie globale : la formation d'une identité de groupe chez Usinor (1948-1986)", thèse de doctorat d'Histoire, EHSS, 1995.
- MIOCHE P., "Jacques FERRY et la sidérurgie française depuis la seconde guerre mondiale", Publications de l'Université de Provence, 1993.
- PADIOLEAU J., "Quand la France s'enferre", PUF, 1981.

 

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