Acier, matière d'utopie

savoir l'Acier

Olivier C. A. BISANTI

03 mai 2002

 

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L'acier, matière d'utopie ? Certes, puisque matière de civilisation. La parution du "Dictionnaire des Utopies" nous donne un excellent prétexte pour visiter un versant méconnu de la sidérurgie.

   
 

 

les feux de l'Utopie, aussi aveuglants que ce décrassage nocturne à Sollac-Fos [photo O. BISANTI] >

(*)Larrousse, RIOT-SARCEY M. & Al., ISBN=2-03-5050421-1

Bien qu'il s'agisse d'un ouvrage d'orientation philosophique, la parution du "Dictionnaire des Utopies"(*) évoque -en creux puisqu'il n'en dit pas un mot- la place de la sidérurgie parmi les utopies de l'Histoire. Certes, un tel questionnement, s'agissant d'une industrie marquée du sceau de la technicité la plus traditionnelle, peut paraître étrange.

hôpital de l'usine d'Hagondange en 1920 [MEZIERE E., photographe, in 'UPMI, usine d'Hagondange' réédition 1986], cliquez pour agrandir

Et pourtant. Au-delà des mythes et symboles dont il est consubstantiel, l'acier, matière de civilisation, est donc matière d'utopies, partiellement réalisées ou bien totalement imaginaires. Dans la mesure ou "U-topie" désigne un "autre lieu" (ou un "non-lieu") inventant ses propres règles, ce sont bien des utopies à la création desquelles furent amenés les premiers maîtres de forges. Nous disons bien "amenés", par nécessité d'organiser l'exploitation, l'entretien et le renouvellement de la force de travail. Il n'est que de se rappeler l'exemple du "Phalanstère" inspiré de Fourier à l'usine d'UGINE en Savoie pour en trouver un exemple des plus saillants, ou encore le Familistère de GODIN, maître-édifice de sa "ville-usine" de Guise, dans le Nord de la France. Il n'y a pas loin de la ville-usine à la "ville-corps" saint-simonienne.

Est-il besoin de rappeler que le fondateur du taylorisme était métallurgiste ? En inventant les aciers "à coupe rapide", il ouvrit la voie à un fantastique accroissement de productivité qui a sonné le vrai début de l'ère industrielle, et apporté, après maintes péripéties (dont la crise de 1929), l'amélioration subséquente du niveau de vie. Taylor s'intéressa ensuite aux conséquences sociales de sa découverte, et élabora une "organisation scientifique du travail" qui, dans les textes originels, faisait sa place, c'est-à-dire toute la place, au respect humain. Le système taylorien, parfait dans son abstraction, ignorait la lecture restrictive (productiviste), et finalement tellement humaine (c'est-à-dire cupide), qui allait pervertir ses travaux. Le système de Taylor, grand scientifique, industriel immense, humaniste convaincu, s'est révélé être une utopie de la plus belle eau.

C'est que l'Utopie cristallise une tentative de construire un système cohérent, qu'il soit système de production ou bien système de vie, à l'écart des compromis du monde. Elle est un système de synthèse et non d'évolution. Comme toute révolution, elle est dangereuse : la cohérence peut devenir contrainte, et la cité utopique "meilleur des mondes". L'Utopie est la scorie des cultures cartésiennes, dans leur propension à payer d'abstraction l'écriture de systèmes cohérents. Mais peut-on vraiment parler de scorie en pensant aux Droits de l'Homme, notre utopie la plus chère ?

Aimer une usine comme l'air que l'on respire [Uckange, photographie S. DESSI in 'Rumeurs d'Usine', Serpenoise 1998 (ouvrage présenté sur la page 'Bibliographie')], cliquez pour agrandir

C'est bien cette singularité -un lieu hanté par un sentiment social au sens paysage subjectif)- qui fait l'ambiance particulière des anciennes mines, aciéries, verreries, lieux privilégié du patrimoine industriel. Ce privilège ne doit rien au hasard : avec leurs logements, lieux de cultes, commerces, gymnases, fanfares, dispensaires, écoles, ils sont réellement d'autres mondes, habités d'idées sui generis, quelquefois généreuses, souvent ambiguës. Bâtir des écoles n'est évidemment pas anodin : au-delà de l'éducation des enfants du personnel, elles préparaient la relève, et forgeaient les mentalités. Même les réfractaires, tel Adrien PRINTZ (1911-1987) qui se définissait lui-même comme "wendélien non-laminé" (!), se déterminent par rapport au système sans jamais pouvoir s'en abstraire. Et on a pu voir, lors de l'agonie des régions sidérurgiques traditionnelles, ce que cet attachement -au sens "dépendance"- pouvait déclencher, en termes d'égarement et de désespoir, bien au-delà de la "simple" perte de l'emploi : la disparition de ces mondes étranges faisait mourir le sens. Aussi, le pouvoir d'attraction des ruines industrielles reflète-t-il celui des vêtements parfumés d'un disparu : leur présence accentue encore l'obsédante absence de vision sociale dans la société contemporaine.

Ce sont les structures invisibles de l'utopie qui semèrent ces charpentes colossales à Fos-sur-Mer [aciérie Solmer en novembre 1972, photo Jean Pierre (Berre), archives Dépt Communication Sollac-Fos], cliquez pour agrandir

On aurait tort de considérer qu'il s'agit d'une époque révolue. Plus près de nous, d'autres utopies se sont nourries de la sidérurgie. Nous pensons à l'utopie Fosséenne, magistralement éclairée par Bernard PAILLARD, à laquelle l'acier devait servir de germe : semence industrielle conduisant nécessairement à la germination d'un système parfait parce que motivé et cohérent d'après la logique formelle technocratique, la sidérurgie de Fos se continuait d'une vision urbanistique et sociétale. Saint-Simon, toujours lui, voulait faire "un livre neuf", et non pas "un livre avec des livres" : deux cents ans avant Fos, ne parlait-il pas de Fos, "rencontre d'un site et d'une idée", archétypale dénomination d'une utopie d'autant plus convaincante que tracée sur un site vierge ? C'est l'utopie prométhéenne de pouvoir bâtir l'avenir qui donne à Fos -Faust- son pouvoir de fascination. La réalité a évidemment disposé comme on sait de cette émouvante illusion.

au train à fil d'Ascometal-Fos [photographie O. BISANTI in 'Ugine-sur-Mer', éditions Soleils d'Acier 2001], cliquez pour agrandir

Plus près de nous encore, les démarches participatives auxquelles la sidérurgie a pu servir de laboratoire (au moins pour les industries de base, l'aéronautique ayant été le champ d'applications plus précoces), au-delà des effets recherchés sur l'engagement des salariés et sur la mise en valeur de gisements cognitifs de terrain inexploitables par l'encadrement (et donc une nouvelle augmentation de productivité), ne visent-elles pas à produire un lieu de travail qui serait en même temps un lieu de réalisation de soi ? Utopies, bien sûr, pour l'employeur comme pour le salarié : la participation ne peut modifier la nature de la relation de travail, ni le jeu de l'entreprise dans l'économie.

Partiellement réalisée, cette utopie-là a pourtant montré d'incontestables vertus. Au moment où se brouillent les contours des ateliers, des usines, des entreprises, et les cultures nationales, au moment où une mondialisation aveugle engendre des distorsions dangereuses et des adaptations cruelles, le mécanisme de la création utopique mériterait une ré-évaluation avec un regard neuf, nourrie d'une exploration "de terrain". Il n'y a pas de création utopique sans mythe, ce mythe sans lequel, selon Edgar MORIN, "la société humaine n'accède pas à sa réalité". Nous croyons -dur comme l'acier- qu'une telle exploration ne peut qu'être qu'une entreprise trans-disciplinaire : "le défi du XXIè siècle sera de relier les connaissances".

Soyons clair : il ne s'agit pas de prôner l'Utopie en tant qu'unique remède social. Mais l'Utopie est à la société ce que l'inconscient est à l'individu. D'elle, surgit -ou pas- l'inspiration, ce pour-cent sans lequel les 99 autres sont transpirés pour rien. Le corps social a besoin d'inspiration pour inventer, par exemple, une gestion raisonnée (et donc quelque peu utopique) de sa force de travail. Le XXIe siècle dont parle Morin, nous y sommes. Les errements contemporains suggèrent même qu'il y a urgence.

 

bibliographie

-BAL M.-F., "Ugine au XXe siècle", PUG 1993
- BOSTARDON A., "Essai d'éducation ouvrière", La Revue de Métallurgie, 1921
- FREMINVILLE Ch., "Evolution de l'organisation scientifique du travail, à propos du congrès international de Bruxelles, octobre 1925", la Revue de Métallurgie, 1926, pp. 199-
- GANTT L., "La vraie démocratie", La Revue de Métallurgie, 1919 (traduit par E. NUSBAUMER)
- GUILLET L., "Analyse du 'Reports of the MOSELY's educational commission of the U.S.A.'", La Revue de Métallurgie, 1904
- LE CHATELIER H., "La réforme de l'enseignement secondaire", La Revue de Métallurgie, janv-fev. 1918
- MOLDENKE, "Suggestion system", American Machinist, pp. 681-682, 1908
-PAILLARD B., "La damnation de Fos", Seuil, 1981
-PROSIC M., "L'Usine créatrice", édité par la Mairie d'Hagondange, 1996
- REVOL G., "Influence des causes psychologiques dans la direction des usines", La Revue de Métallurgie, 1911
-RIOT-SARCEY M. & Al., "Dictionnaire des Utopies", Larrousse 2002, ISBN=2-03-5050421-1
-SICHERI F., "la Romanche au temps des usines", PUG, 1992
- TAYLOR F. W., "L'industrie prochaine", La Revue de Métallurgie, 1910
- TAYLOR F. W., "Pourquoi la 'participation aux bénéfices' ne résoudra pas le conflit entre le capital et le travail (lettre privée posthume de F. W. TAYLOR)", La Revue de Métallurgie, 1918
- TAYLOR F. W., "Pourquoi les industriels n'apprécient pas les diplômés des universités et écoles techniques", la Revue de Métallurgie, 1910
- TAYLOR, "Direction des ateliers", La Revue de Métallurgie pp. 634-740, 1907

 

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