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Emile Zola, ingénieur du Naturalisme 1/3 : trois technicités de l'écriture zolienne |
mémoire d'Acier |
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Olivier C. A. BISANTI |
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Emile ZOLA [Enciclopedia Multimediale Attiva /RAI] > |
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(*) Gil Blas. Ce quotidien a publié la quasi-totalité des ouvrages de ZOLA sous forme de feuilleton. |
C'est dans GERMINAL que le caractère technique du projet zolien apparaît le mieux. Inséré dans la gigantesque architecture des "Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille au second empire", Germinal fut publié en feuilleton à partir de 1884(*) puis édité en mars 1885. Le retentissement du livre, son efficacité narrative, la tragédie de l'idéal social déçu (d'une cruelle acuité en ce début de XXIe siècle) se sont conjugués pour motiver des recherches et un appareil critique qui comportent peu d'équivalents dans la littérature française. |
(*) Concepteur d'un barrage et du réseau d'adduction d'eau de la région d'Aix-en-Provence, le père d'Emile, Francesco ZOLA, ingénieur d'origine vénitienne, est quant à lui entré ès-qualités dans l'histoire des techniques. |
Outre cette fortune critique, c'est la nature même de l'oeuvre d'Emile ZOLA qui en fait une provende (c'est-à-dire un minerai) pour l'historien des techniques(*). Après plus d'un siècle, on peut s'étonner qu'une telle lecture n'ait pas encore, à notre connaissance, été conduite. La mutation de Germinal, roman social engagé -à rebours de la prétendue distanciation naturaliste-, en éblouissant archétype a sans doute laissé cette orientation dans la pénombre. En nos cartésiennes contrées, la construction du naturalisme aux confins des continents social, littéraire et technique n'en facilite pas non plus l'abord : ce qui n'a pas de contour défini (ces contours résultant largement de la manière dont la civilisation occidentale structure la "connaissance") est difficile à étreindre. Drapé de sa "scientificité", le naturalisme revendique l'exactitude, ("le naturalisme ne se prononce pas. Il examine. Il décrit" répond Zola en septembre 1884 à un journaliste du Figaro [H. MITTERAND, Etude de Germinal, in ZOLA, OP. Cit.]) et documente avec précision le contexte des romans -il assied une fiction sur des fondations aussi peu contestables que possible. |
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Cette précision induit, dans une partie de l'oeuvre d'Emile ZOLA, trois niveaux techniques superposés, un concept que nous nommerons "tripode zolien", que nous tenterons d'examiner ici : technique de l'écriture, écriture de la technique, et technique elle-même, protagoniste à part entière du roman naturaliste en des temps de "révolution industrielle". Il serait vain de prétendre épuiser ici le sujet ; du moins pouvons-nous espérer éveiller quelque intérêt, voire suggérer une direction de recherche. |
(*) rappelons qu'Emile ZOLA est mort durant son sommeil, dans des circonstances mal élucidées, d'une intoxication au monoxyde de carbone, après publication de "Travail". L'hypothèse d'une obstruction volontaire du conduit de cheminée -c'est-à-dire, d'un assassinat- a été soulevée et étayée. |
A la conjonction de ces trois niveaux correspond un choix d'oeuvres pertinent dans le contexte éditorial de Soleils d'Acier. Outre une activité épistolaire et journalistique assez considérable, l'oeuvre de Zola se compose d'ouvrages de jeunesse, des vingt volumes des "Rougon-Macquart", et d'oeuvres tardives, parmi lesquelles nous examinerons ici "Travail", roman sidérurgique entrant dans le projet des "Quatre évangiles" qui devaient constituer son testament moral(*). |
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La technique de la seconde moitié du XIXe est inégalement présente dans "les Rougon-Macquart". C'est que le propos du naturalisme s'attache à l'Homme : le prolétariat, nouvelle espèce sociale née de la "révolution industrielle", côtoie le financier et le politique, impliqués dans ladite révolution, mais aussi la paysannerie, la religion, etc. Dans l'oeuvre zolienne, le complexe technico-économico-social fonctionne essentiellement dans "Germinal" (1885), "La Bête humaine" (1890) et "Travail" (1900). Laissant de côté le chemin de fer -client considérable des industries sidérurgiques de l'époque-, nous nous attacherons à voir comment Zola construit un décor naturaliste -sa représentation de la sidérurgie et de la mine-, et en profiterons pour examiner l'état des techniques de l'époque. |
(*) à côté des autres systèmes d'analyse, dont le plus complet est celui construit par Henri MITTERAND qui est bien un questionnement du naturalisme en tant que système littéraire -et non une mise en cause. |
Le naturalisme d'Emile ZOLA, fils d'ingénieur ("élection du père" typiquement naturaliste), est conçu à la manière d'une usine : il se prête naturellement à une approche qui est inopérante ailleurs(*). Lorsque Gustave FLAUBERT, contemporain et ami de Zola, nous donne "Madame Bovary", il nous donne à entendre -et à écouter- une oeuvre d'art composée à la manière d'une symphonie : fruit d'un labeur acharné, "écriture blanche" passée par l'épreuve du Gueuloir, elle produit son résultat en modifiant "l'état d'âme" du lecteur, en l'accélérant vers lui-même. Catalyser la représentation que l'homme se fait de l'inconnaissable réalité du monde n'est-il pas la finalité de l'art ? Zola, quant à lui, nous donne d'abord à écouter le discours, puis à l'entendre -au sens de comprendre, en sens inversé par rapport à la musique. |
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Bien qu'il ait un peu versifié dans sa jeunesse, lui-même ne se considère pas comme un artiste, comme sa distanciation par rapport aux personnages de "l'Oeuvre" peut nous le rappeler au besoin. L'écriture d'Emile Zola se veut machine-outil intellectuelle, quitte à recourir à des effets sentimentaux : peut nous chaut le mépris de ses contempteurs pour les lourdeurs et l'empâtement du style. "Voilà la carcasse en grand : seulement, il faut mettre là-dedans des personnages et les faire agir", écrit-il dans le dossier de Germinal, comme il dirait d'une coque qui doit maintenant recevoir ses aménagements, ses apparaux, sa propulsion et son gouvernail. |
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Ce n'est pas le hasard qui nous fait invoquer l'ingéniérie comme méthode conductrice du gigantesque projet "d'Histoire Naturelle d'une famille sous le Second Empire". Emile Zola est un homme de système : "Dans la société comme dans le corps humain, il existe une solidarité qui lie les différents membres, les différents organes entre eux, de telle sorte que, si un organe se pourrit, beaucoup d'autres sont atteints, et qu'une maladie très complexe se déclare" [LANOUX p. XX, in ZOLA (OP. Cit.)]. Il se fabrique, dit encore Armand LANOUX, "pour les besoins de l'oeuvre qui commande désormais, une sociologie" : |
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"Il y a quatre mondes : peuple : ouvrier, militaire ; commerçants : spéculateur sur les démolitions ; industrie et haut-commerce ; bourgeoisie : fils de parvenus ; grand monde : fonctionnaires officiels avec personnage du grand monde : politique ; et un monde à part : putains, meurtriers, prêtres (religion), artiste (art)". |
"il y a quatre mondes..."[Manuscrit 10.345, feuillet 232] > |
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Il écrit encore : "Les sciences doivent être représentées quelque part, -souvent, comme une voix générale de l'oeuvre". Elles l'imprègneront en totalité, tantôt comme sujet principal, tantôt en contrepoint ; mais, telles un acte de foi dans le progrès, elles seront présentes -incorporées- dans la méthode littéraire, que le talent de Zola transformera en oeuvre d'art. |
[in MITTERAND H., LUMBROSO O., "ZOLA, les manuscrits et les dessins de Zola/ tome 2, les notes préparatoires des Rougon-Macquart, les racines d'une oeuvre", Textuel, 2002, p.203] |
Ayant érigé cette typologie en paradigme, il inventorie les romans, comme on compose une escadre ou un plan de masse : "un roman sur les prêtres (province), un roman militaire (Italie), un roman sur l'art (Paris), un roman sur les grandes démolitions de Paris, un roman judiciaire (Province), un roman ouvrier (Paris), un roman sur le grand monde (Paris), un roman sur la femme d'intrigue dans le commerce (Degon) à Paris, un roman sur la famile d'un parvenu (effet de l'influence de la brusque fortune d'un père sur ses filles et garçons à Paris ; roman initial (Province)"(*) |
plan d'ensemble initial > |
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(*) on se réfèrera à MITTERAND H., T2, "les racines d'une oeuvre", in "Zola, les notes préparatoires des Rougon-Macquart", cf. Bibliographie. |
A ces vaisseaux d'encre et de papier correspondent les personnages de sa "famille du second empire", liés par un système d'hérédité qui peut paraître bien fantaisiste un demi-siècle après Watson et Crick. Même s'il semble qu'il ait d'abord cherché à se démarquer de Balzac et de sa "Comédie humaine", dont la métastructure n'est apparue qu'en cours de route alors que celle de "l'histoire naturelle d'une famille sous le second empire" a précédé la pose de la première pierre, Zola bâtit l'architecture de la série en reliant les moellons-personnages avec un mortier héréditaire. Il suit de fort près le "Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle" du Docteur LUCAS, paru en 1847-1850, dont il établit un résumé, puis un résumé de résumé [*], aboutissant à un "distillat" de mécanismes d'assemblage : "élection", "mélange", "combinaison", qu'il combine à son gré -un jeu de construction. Ce mortier servira à relier entre eux les personnages dont il a besoin pour bâtir ses quatre mondes. Soit Nana, courtisane : le Traité dit qu'en la Rome antique, elles naissent dans le "peuple" : à Paris, elle sera fille d'ouvriers. "Hommes qui ont du tigre et de la brute dans le sang, innocemment coupables" : comment ne pas reconnaître Etienne en lutte contre la rage qui le saisit à la moindre goutte d'alcool ? C'est que ce "tigre" est fils de Lantier et de cette pauvre Gervaise, et élevé entre ce père indigne et Coupeau l'ivrogne dans la fange de l'Assommoir. Même le choix d'un nom composite pour sa famille du second empire répond à ce principe : Macquart sonne "sanguin", et répond au "bilieux" des Rougon, selon la classification caractérielle de l'époque. |
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De ces tempéraments contrastés, Zola va forger l'équivalent d'un damas métallurgique, et déployer une génétique romanesque, la génétique biologique étant, en 1850, à inventer. Au début de "La Bête humaine", Zola se sent obligé de publier l'arbre généalogique de ses Rougon-Macquart : c'est un pont qu'il eût fallu dessiner, avec ses fondations affouillées par la vie, sa voûte à la clé descellée, l'usure de sa chaussée et la sauvegarde douteuse d'un parapet branlant. De l'autre côté du pont flamboient les promesses et les menaces du XXe siècle. |
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Pour construire sa famille, Zola suit donc le docteur LUCAS ; c'est de Charles LETOURNEUR et de sa "Physiologie des passions" qu'il va s'inspirer pour le fonctionnement interne de ses personnages. Il s'agit encore une fois d'un médecin. D'après lui, "sans système nerveux, l'être n'a que des fonctions s'exerçant fatalement selon les lois de la matière. Avec un système nerveux, il a des besoins (...) qui se formule[nt] cérébralement chez l'homme en impulsions irrésistibles, en désirs (...)." Plus loin, il ajoute : "L'homme sans cesse sollicité par des désirs nombreux et simultanés, obéit au plus fort, tout en ayant conscience des autres, et c'est pourquoi il se croit libre". Et Zola, lapidaire : "Le libre arbitre n'existe pas". Voilà le ressort tragique de l'histoire humaine : Les Rougon et les Macquart ne seront que rouages de chair dans une monstrueuse horloge qui bat le rythme des guerres, des faillites, des instincts, des intérêts. |
(*) [in ALEXIS P., "Etude", chapitre IX, 1882, cité par BECKER, Op. Cit., p.23-25]. Zola a relu et approuvé la transcription que son ami Paul ALEXIS faisait de sa méthode. |
A vingt-huit ans, Zola sait déjà où il va : "l'histoire d'une famille, en dix volumes". Le Plan général se précise, ainsi que le système : il se veut "scientifique". Et il invente comment y aller : c'est là que se met en place une technicité de l'écriture qu'il conservera jusqu'à sa mort. Son ami Paul ALEXIS nous la rapporte(*) ; il nous faut ici la citer entièrement. |
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"D'abord ce qu'il appelle l'ébauche. Il a choisi son Rougon ou son Macquart, il sait dans quel milieu il veut le mettre ; et il connaît l'idée générale ou mieux la pensée philosophique qui doit régir le roman. Alors, la plume à la main, il cause avec lui-même sur son personnage. Il cherche des figures secondaires déterminées par le milieu. Il tâche de nouer quelques premiers faits que lui donne la logique des milieux et des personnages. En un mot, il débrouille ces idées et arrête un sujet. Mais tout cela reste encore très vague. |
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Après avoir mis l'ébauche dans une chemise, il passe à ce qu'il appelle les personnages. C'est, à proprement parler, l'état civil des divers personnages. Il reprend chacun de ce qu'il a trouvé, en écrivant l'ébauche, et lui dresse des actes : histoires, âge, santé, aspect physique, tempérament, caractère, habitudes, alliances, etc. En un mot, tous les faits de la vie. Nouvelle chemise, naturellement. |
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Passant ensuite au milieu, il va prendre des notes sur le quartier où se déroule l'histoire. En outre, c'est une étude des métiers de ses personnages ; il visite les décors des grandes scènes ; il réunit ainsi, dans une autre chemise, où tous les détails techniques qui lui sont nécessaires. |
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Puis, viennent les documents extraits des ouvrages spéciaux, qui s'étiquettent dans de nouvelles chemises. Il en est de même des renseignements fournis par les amis, des nombreuses lettres qu'il se fait écrire sur des points particuliers, par celles de ses connaissances qui sait bien renseignées. |
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On voit que le dossier grossit à vue d'oeil. C'est déjà tout un paquet considérable de failles classées avec soin, de renseignements qui dépassent parfois en matière le livret à écrire. Mais pourtant, il n'y encore là que des notes. C'est à ce moment que Zola s'occupe enfin du plan. |
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Il divise les matières en un nombre arrêté de chapitres. Nouveau travail, tout de logique, très minutieux, très long. Cela devient une sorte de composition rythmée, chaque personnage reparaît à des intervalles calculés, où les faits cessent et reprennent, comme certaines phrases dans les symphonies musicales. Il est à coup sûr un des romanciers qui composent avec l'art le plus compliqué et le plus mathématique. M. de AMICIS a raison de l'appeler un "mécanicien", car c'est vraiment de la mécanique transcendante : on s'en apercevra un jour. |
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D'ailleurs, le plan ne se fait pas d'un coup. Zola ne l'obtient que peu à peu, par couches successives. C'est d'abord l'ébauche qu'il dépouille pour reporter à sa place chacun des faits principaux. Ce sont ensuite les personnages qu'il répartit de la même façon : ici le portrait physique de tel personnage ; là un trait saillant de son caractère ; plus loin, les changements amenés par les faits dans le tempérament de tel autre ; plus loin encore, l'état d'âme décisif où il a voulu le conduire. Et il dépouille ainsi chaque dossier. Tout doit entrer peu à peu, et à la place précise : le quartier, la maison, les yeux des grandes scènes. Non pas en bloc, certes ! Mais espacé, balancé, distribué, selon les exigences du récit et le besoin des situations. |
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Voilà donc le plan enfin arrêté dans ses grandes lignes. Seulement, tout cela n'est encore que dégrossi. Dans chaque chapitre, les matières qui doit contenir sont un peu jetées à la pelle, au hasard du dépouillement des dossiers partiels. Aussi, avant de se mettre à écrire, se trouve-il forcé, chaque fois qu'il aborde un nouveau chapitre, de refaire ce qu'il appelle un plan définitif. C'est-à-dire qu'il prend, dans le plan primitif, toutes les notes amassées et qu'il les combine, les met en oeuvre dans l'ordre nécessité par la déduction des chapitres déjà écrits et par l'effet littéraire qu'il veut tirer du chapitre à écrire. C'est un peu, alors, comme s'il arrêtait la mise au point et la marche d'un acte de drame, dont ils n'aurait réuni d'abord que les matériaux. Et cela va d'un bout du roman à l'autre, à mesure qu'il passe d'un chapitre au suivant. |
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Enfin, je ferai remarquer que ce système de composition par sédiments successifs, se continue au fur et à mesure qu'il écrit son livre ; car le plan des chapitres futurs reste toujours ouvert, il y reporte sans cesse les notes recueillies en chemin. Ainsi, lorsque, dans un chapitre, une note n'a pu être employée, parce qu'elle n'arrivait pas à sa place, il la rejette dans un des chapitres suivants, à l'endroit où il sent qu'elle se placera d'une façon logique. En outre, pendant qu'il écrit, il découvre parfois tout d'un coup que tel événement dont il s'occupe, que telles paroles qu'il prête à un personnage, doivent avoir plus loin un retentissement. Et, pour ne pas perdre cette brusque illumination, il l'inscrit séance tenante sur la feuille de papier qui lui sert d'appuie-main ; puis, le chapitre fini, il dépouille l'appuie-main et reporte les notes qui s'y trouvent, dans les chapitres à faire où elles doivent trouver place. |
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On voit combien cette méthode de travail, procédant du général au particulier, est à la fois complexe, logique et sûre. Un ami de Zola, avec lequel j'en parlais, m'a dit que cela rappelait l'orchestration, si savante et si nouvelle, de Wagner. (...) Et pourtant, lorsqu'on pénètre dans la structure même de l'oeuvre, on s'aperçoit que tout y est mathématique, on découvre une oeuvre de sciences profondes, on reconnaît un long labeur de patience et de volonté. |
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vers la deuxième partie : ZOLA au charbon |
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Les trois articles de cette série partagent une bibliographie commune |
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