Jules Verne et la sidérurgie

sidérurgie, littérature, modernisme

mémoire d'Acier

Olivier C. A. BISANTI

24 décembre 2001

 

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Qui n'a entendu parler de Jules Verne ? Pour des lecteurs contemporains, il s'agit d'un écrivain présenté tantôt en visionnaire, tantôt comme un auteur daté, voire un peu "kitsch". Mais ce qui distingue Jules Verne dans l'histoire de la littérature française, c'est sa perception positiviste de la science et de la technique, qu'il fut le premier à impliquer directement dans la structure narrative. Né en 1828, sa carrière littéraire se déroule presque entièrement dans le dix-neuvième siècle de la Révolution industrielle. Mais, pour passionné qu'il fût des inventions de l'avenir, Jules Verne n'en était pas moins préoccupé par l'histoire contemporaine, marquée par les convulsions européennes et l'émergence des Etats-Unis d'Amérique. Rien d'étonnant à ce que son oeuvre concerne, directement ou indirectement, la sidérurgie.

   
 

 

Jules Verne, 1828-1905. >

Né le 8 février 1828 à Nantes dans une famille aisée qui compte des armateurs et des navigateurs, Jules Verne est un écrivain sédentaire puisqu'après une tentative d'engagement comme mousse à l'âge de onze ans (il est rattrapé par son père à Painboeuf juste avant son départ pour l'Inde), il demeure entre Paris, le Crotoy où il s'installe en 1866, Amiens où il part en 1892 et où il prend des responsabilités municipales (sur une liste radicale nettement "à gauche") et ses bateaux de plaisance successifs sur lesquels il fait travailler son imagination. Jusqu'à sa mort le 24 mars 1905 à Amiens, il écrit quatre-vingt romans et nouvelles, quelques grands ouvrages de vulgarisation géographique ainsi que des pièces de théâtre qui sont du reste ses sources de notoriété les plus précoces. Mais c'est la célébrité qui va lui échoir avec les romans du cycle des "voyages extraordinaires" :

1862 Cinq semaines en ballon
1864 Les aventures du Capitaine Hatteras
1864 Voyage au centre de la terre
1865 De la Terre à la Lune
1867 Les enfants du Capitaine Grant
1869 Vingt mille lieues sous les mers
1873 Le tour du monde en 80 jours
1874 l'Ile mystérieuse
1876 Michel Strogoff
1877 Les Indes noires
1878 Un capitaine de quinze ans
1879 Les tribulations d'un Chinois en Chine
1879 Les 500 millions de la Bégum
1882 Le rayon vert
1883 Kéraban le têtu
1884 L'archipel en feu
1885 Mathias Sandorf
1886 Robur le conquérant
1888 Deux ans de vacances
1892 Le château des Carpathes
1895 l'Ile à hélice
1896 Face au drapeau
1898 Le superbe Orénoque
1904 Un drame en Livonie
1904 Maître du monde

Parmi les vingt-quatre romans énumérés ci-dessus, considérés comme principaux, presque tous mettent en oeuvre des inventions ou des découvertes récentes, des machines ou des armes fabuleuses. L'acier règne dans cette technologie primitive. Cependant, au mois trois de ces romans ont une incidence sidérurgie plus singulière.

 

l'acier du Nautilus

'Le fond était encombré de sinistres épaves' [gravure de RIOU], cliquez pour agrandir

Dans "Vingt mille lieues sous les mers", c'est en réalité le sous-marin "Nautilus" qui est le personnage principal. Les personnages d'Aronnax, de "Conseil, son fidèle domestique" et de Ned Land le harponneur, prisonniers à bord (évadés, ils nous conteront cette histoire), ne sont que les mièvres faire-valoir de cette formidable machine mûe à l'électricité dont Jules Verne pressent le rôle qu'elle va jouer dans l'industrie. Quant à son créateur, le capitaine Nemo (Personne en latin), ses motivations et ses origines sont à la fois trop mystérieuses et trop datées (il s'agit d'un patriote indien révolté contre l'envahisseur britannique) pour que son personnage nous lègue autre chose qu'un archétype de la rebellion.

Intéressons-nous de plus près à cette machine longue de 70 mètres sur un diamètre de 8, dont Jules Verne nous révèle dans le chapitre XIII ("quelques chiffres") qu'elle est constituée d'une double coque concentrique en tôle d'acier de 5 centimètres d'épaisseur, caissonnée par des profils en "T" qui lui donnent "la rigidité d'un bloc plein".

Cette rigidité va être mise à rude épreuve dans la suite du roman : outre la collision initiale avec une frégate américaine que le Nautilus ouvre comme une boîte de conserve, il affronte la glace de la banquise, puis un navire cuirassé qui l'attaque au canon, et, surtout, une plongée sous seize mille mètres d'eau dans une fosse située dans la Mer des Sargasses, qui le soumet à une pression de 1.600 atmosphères !

(*) rappelons que la plus grande profondeur océanique connue est située dans le Pacifique (fosse des Mariannes) à environ 11.300 mètres.

Arrêtons-nous un instant sur cette valeur. Les sous-marins contemporains sont réalisés la plupart du temps en acier, (la coque épaisse des Alfa ex-soviétiques est cependant en titane) avec des épaisseurs de l'ordre de 60 à 80 millimètres en nuances soudables de limite d'élasticité atteignant 1000 MPa. La pofondeur normale de service de ces navires atteint à six cents mètres (plus en cas d'urgence). L'acier du Nautilus intéresserait donc fortement les arsenaux contemporains ! Mais l'irréalisme des chiffres de Vingt Mille lieues ne retirent rien à l'aimable pittoresque du récit.

Le Nautilus a été construit par son futur équipage, rassemblé et instruit par Nemo sur un îlot désert, à partir de pièces de provenances diverses à la fois pour égarer tout espionnage et afin de sélectionner les meilleurs fournisseurs. C'est ainsi que "sa quille a été forgée au Creusot, son arbre d'hélice chez Pen and Co de Londres, les plaques de tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, (...) sa machine chez Krupp, en Prusse, son éperon (le redoutable "ouvre-bateaux") dans les ateliers de Motala, en Suède (...)" Jules Verne nous révèle enfin que sa construction a coûté deux millions y compris son aménagement ("onze cent vingt-cinq francs par tonneau") et cinq millions avec les oeuvres d'art et les collections qu'il renferme. Nemo, qui a rompu avec le monde, ne renonce pas pour autant à la culture et embarque donc une collection d'objets dont la valeur dépasse celle de son navire. Et, comme il faut bien une base de support, Nemo a trouvé une île sous laquelle il exploite une houillère qui se prolonge sous la mer "comme les houillères de Newcastle"...

 

le fourneau catalan de l'Ile Mystérieuse

Dans "L'Ile Mystérieuse", qui suit de cinq ans "Vingt mille lieues" et où réapparaissent Nemo et son Nautilus, l'équipage d'un ballon se trouve naufragé sur une île déserte, que ces Américains, incorrigibles patriotes, baptisent bientôt "Ile (Abraham) Lincoln". L'un des passagers (un savant nommé Cyrus SMITH) se révèle être d'une merveilleuse ingéniosité. Ses connaissances vont donner aux naufragés la possibilité d'élaborer le fer et l'acier des outils qui leur manquent, et fournir à Jules Verne le prétexte d'une sympathique leçon de sidérurgie :

le fourneau catalan de l'Ile Lincoln [gravure de Ch. BARBANT], cliquez pour agrandir

Le lendemain, 21 avril, Cyrus Smith, accompagné d'Harbert, alla rechercher ces terrains de formation ancienne sur lesquels il avait déjà trouvé un échantillon de minerai. Il rencontra le gisement à fleur de terre, presque aux sources même du creek, au pied de la base latérale de l'un de ces contreforts du nord-est. Ce minerai, très-riche en fer, enfermé dans sa gangue fusible, convenait parfaitement au mode de réduction que l'ingénieur comptait employer, c'est-à-dire la méthode catalane, mais simplifiée, ainsi qu'on l'emploie en Corse. En effet, la méthode catalane proprement dite exige la construction de fours et de creusets, dans lesquels le minerai et le charbon, placés par couches alternatives, se transforment et se réduisent. Mais Cyrus Smith prétendait économiser ces constructions, et voulait former tout simplement, avec le minerai et le charbon, une masse cubique au centre de laquelle il dirigerait le vent de son soufflet.

C'était le procédé employé, sans doute, par Tubal-Caïn et les premiers métallurgistes du monde habité. Or, ce qui avait réussi avec les petits-fils d'Adam, ce qui donnait encore de bons résultats dans les contrées riches en minerai et en combustible, ne pouvait que réussir dans les circonstances où se trouvaient les colons de l'île Lincoln.

Ainsi l'ingénieur procéda-t-il. Le soufflet de peaux de phoque, muni à son extrémité d'un tuyau en terre réfractaire, qui avait été préalablement fabriqué au four à poteries, fut établi près du tas de minerai. Mû par un mécanisme dont les organes consistaient en châssis, cordes de fibres et contre-poids, il lança dans la masse une provision d'air qui, tout en élevant la température, concourut aussi à la transformation chimique qui devait donner du fer pur.

Ainsi que le minerai, la houille fut récoltée, sans peine et non loin, à la surface du sol. On cassa préalablement le minerai en petits morceaux, et on le débarrassa à la main des impuretés qui souillaient sa surface. Puis, charbon et minerai furent disposés en tas et par couches successives, - ainsi que fait le charbonnier du bois qu'il veut carboniser. De cette façon, sous l'influence de l'air projeté par la machine soufflante, le charbon devait se transformer en acide carbonique, puis en oxyde de carbone, chargé de réduire l'oxyde de fer, c'est-à-dire d'en dégager l'oxygène.

L'opération fut difficile. Il fallut toute la patience, toute l'ingéniosité des colons pour la mener à bien ; mais enfin elle réussit, et le résultat définitif fut une loupe de fer, réduite à l'état d'éponge, qu'il fallut cingler et corroyer, c'est-à-dire forger, pour en chasser la gangue liquéfiée. Il était évident que le premier marteau manquait à ces forgerons improvisés ; mais, en fin de compte, ils se trouvaient dans les mêmes conditions où avait été le premier métallurgiste, et ils firent ce que dut faire celui-ci. La première loupe, emmanchée d'un bâton, servit de marteau pour forger la seconde sur une enclume de granit, et on arriva à obtenir un métal grossier, mais utilisable.

Enfin, après bien des efforts, bien des fatigues, le 25 avril, plusieurs barres de fer étaient forgées, et se transformaient en outils, pinces, tenailles, pics, pioches, etc., que Pencroff et Nab déclaraient être de vrais bijoux. Mais ce métal, ce n'était pas à l'état de fer pur qu'il pouvait rendre de grands services, c'était surtout à l'état d'acier. Or, l'acier est une combinaison de fer et de charbon que l'on tire, soit de la fonte, en enlevant à celle-ci l'excès de charbon, soit du fer, en ajoutant à celui-ci le charbon qui lui manque. Le premier, obtenu par la décarburation de la fonte, donne l'acier naturel ou puddlé ; le second, produit par la carburation du fer, donne l'acier de cémentation. C'était donc ce dernier que Cyrus Smith devait chercher à fabriquer de préférence, puisqu'il possédait le fer à l'état pur. Il y réussit en chauffant le métal avec du charbon en poudre dans un creuset fait en terre réfractaire. Puis, cet acier, qui est malléable à chaud et à froid, il le travailla au marteau. Nab et Pencroff, habilement dirigés, firent des fers de hache, lesquels, chauffés au rouge, et plongés brusquement dans l'eau froide, acquirent une trempe excellente. D'autres instruments, façonnés grossièrement, il va sans dire, furent ainsi fabriqués, lames de rabot, haches, hachettes, bandes d'acier qui devaient être transformées en scies, ciseaux de charpentier, puis, des fers de pioche, de pelle, de pic, des marteaux, des clous, etc.

Enfin, le 5 mai, la première période métallurgique était achevée, les forgerons rentraient aux Cheminées, et de nouveaux travaux allaient les autoriser bientôt à prendre une qualification nouvelle.

Recréant toute une technologie sur leur île, la captivité des naufragés de l'Ile Mystérieuse est évidemment plus distrayante que celle du pauvre Robinson de De Foe !

 

l'usine paranoïaque

La trame de l'ouvrage le plus "sidérurgique" de Jules Verne, "Les cinq cents millions de la Bégum", est simple, voire simpliste. C'est la confrontation de l'Allemagne belliciste et de la France idéaliste. L'ouvrage égratigne au passage l'Angleterre, spectatrice égoïste et intéressée du futur duel. Un savant français et un industriel allemand héritent chacun de la moitié de la fabuleuse fortune d'une princesse, la Bégum. Les deux hommes vont émigrer aux Etats-Unis afin d'y réaliser leurs projets : le Français veut bâtir une ville idéale, l'Allemand une usine d'armement modèle dont la plus grosse pièce d'artillerie sera construite et utilisée (en vain) en vue de la destruction de cette "Franceville".

L'usine de Stahlstadt, à mi-chemin entre la prison de Piranèse et l'univers concentrationnaire [gravure L. BENNETT], cliquez pour agrandir

Après la mise en place, l'ouvrage embraye sur la description de Stahlstadt, la machine de guerre allemande. Installée dans un semi-désert en même temps que dix-huit villages préfabriqués, sur un gisement de fer et des mines de charbon, la cité-usine est organisée en secteurs concentriques cloisonnés, ceints de hauts murs gardés. La périphérie est consacrée aux fonderies de petits canons, et le niveau de performance et de secret s'élève à mesure que l'on s'approche du centre, citadelle à la fois massive et somptueuse abritant les laboratoires secrets et la "division des plans". A la tête de cette formidable machine et de ses trente mille ouvriers, contremaîtres et ingénieurs, le Professeur Schultze est devenu en cinq ans "le plus grand travailleur de fer et, spécialement, le plus grand fondeur de canons des deux mondes". "Vous n'entrerez dans la Cité de l'Acier que si vous avez la formule magique, le mot d'ordre, ou tout au moins une autorisation dûment timbrée, signée et paraphée". Le décor est planté.

Dans ce décor, l'acier est fabriqué selon la méthode d'Onions et Cort, le puddlage, qui précède la généralisation de la conversion de la fonte liquide (procédé BESSEMER, inventé en 1856) et le four SIEMENS-MARTIN :

De chaque côté de cette longue halle, deux rangées d'énormes colonnes cylindriques, aussi grandes, en diamètre comme en hauteur, que celles de saint-Pierre de Rome, s' élevaient du sol jusqu' à la voûte de verre qu' elles transperçaient de part en part. C' étaient les cheminées d' autant de fours à puddler, maçonnés à leur base. Il y en avait cinquante sur chaque rangée.

A l' une des extrémités, des locomotives amenaient à tout instant des trains de wagons chargés de lingots de fonte qui venaient alimenter les fours. à l' autre extrémité, des trains de wagons vides recevaient et emportaient cette fonte transformée en acier. L' opération du " puddlage " a pour but d' effectuer cette métarmorphose. Des équipes de cyclopes demi-nus, armés d' un long crochet de fer, s'y livraient avec activité.

Les puddleurs à l'ouvrage à Stahlstadt [gravure L. BENNETT], cliquez pour agrandir

Les lingots de fonte, jetés dans un four doublé d'un revêtement de scories, y étaient d' abord portés à une température élevée. Pour obtenir du fer, on aurait commencé à brasser cette fonte aussitôt qu'elle serait devenue pâteuse. Pour obtenir de l' acier, ce carbure de fer, si voisin et pourtant si distinct par ses propriétés de son congénère, on attendait que la fonte fût fluide et l' on avait soin de maintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le puddleur alors, du bout de son crochet, pétrissait et roulait en tous sens la masse métallique ; il la tournait et retournait au milieu de la flamme ; puis, au moment précis où elle atteignait, par son mélange avec les scories, un certain degré de résistance, il la divisait en quatre boules ou " loupes " spongieuses, qu' il livrait, une à une, aux aides marteleurs.

'L'homme semblait presque un enfant' [gravure L. BENNETT], cliquez pour agrandir

C'est dans l' axe même de la halle que se poursuivait l' opération. En face de chaque four et lui correspondant, un marteau-pilon, mis en mouvement par la vapeur d' une chaudière verticale logée dans la cheminée même, occupait un ouvrier "cingleur" . Armé de pied en cap de bottes et de brassards de tôle, protégé par un épais tablier de cuir, masqué de toile métallique, ce cuirassier de l' industrie prenait au bout de ses longues tenailles la loupe incandescente et la soumettait au marteau. Battue et rebattue sous le poids de cette énorme masse, elle exprimait comme une éponge toutes les matières impures dont elle s' était chargée, au milieu d' une pluie d' étincelles et d' éclaboussures. Le cuirassier la rendait aux aides pour la remettre au four, et, une fois réchauffée, la rebattre de nouveau.

Dans l' immensité de cette forge monstre, c'était un mouvement incessant, des cascades de courroies sans fin, des coups sourds sur la basse d' un ronflement continu, des feux d' artifice de paillettes rouges, des éblouissements de fours chauffés à blanc. Au milieu de ces grondements et de ces rages de la matière asservie, l' homme semblait presque un enfant.

De rudes gars pourtant, ces puddleurs ! Pétrir à bout de bras, dans une température torride, une pâte métallique de deux cents kilogrammes, rester plusieurs heures l' oeil fixé sur ce fer incandescent qui aveugle, c' est un régime terrible et qui use son homme en dix ans.

Les fruits empoisonnés de Stahlstadt, empire du Mal : des canons [gravure L. BENNETT], cliquez pour agrandir

Après cette première description, dont les trois derniers paragraphes évoquent le style littéraire de ZOLA, Schwartz, le héros (alsacien, comme l'intrigue le requiert) change d'atelier. C'est toujours la même implacable mécanique allemande :

La "petite" galerie n'en avait pas moins cent cinquante mètres de long sur soixante-cinq de large. Elle devait, à l' estime de Schwartz, chauffer au moins six cents creusets, placés par quatre, par huit ou par douze, selon leurs dimensions, dans les fours latéraux.

Les moules destinés à recevoir l' acier en fusion étaient allongés dans l' axe de la galerie, au fond d' une tranchée médiane. De chaque côté de la tranchée, une ligne de rails portait une grue mobile, qui, roulant à volonté, venait opérer où il était nécessaire le déplacement de ces énormes poids. Comme dans les halles de puddlage, à un bout débouchait le chemin de fer qui apportait les blocs d' acier fondu, à l' autre celui qui emportait les canons sortant du moule. Près de chaque moule, un homme armé d' une tige en fer surveillait la température à l' état de la fusion dans les creusets.

Les procédés que Schwartz avait vu mettre en oeuvre ailleurs étaient portés là à un degré singulier de perfection.

La 'petite galerie de canons' [gravure L. BENNETT], cliquez pour agrandir

Le moment venu d' opérer une coulée, un timbre avertisseur donnait le signal à tous les surveillants de fusion. Aussitôt, d' un pas égal et rigoureusement mesuré, des ouvriers de même taille, soutenant sur les épaules une barre de fer horizontale, venaient deux à deux se placer devant chaque four. Un officier armé d' un sifflet, son chronomètre à fractions de seconde en main, se portait près du moule, convenablement logé à proximité de tous les fours en action. De chaque côté, des conduits en terre réfractaire, recouverte de tôle, convergeaient, en descendant sur des pentes douces, jusqu' à une cuvette en entonnoir, placée directement au-dessus du moule. Le commandant donnait un coup de sifflet. Aussitôt, un creuset, tiré du feu à l' aide d' une pince, était suspendu à la barre de fer des deux ouvriers arrêtés devant le premier four. Le sifflet commençait alors une série de modulations, et les deux hommes venaient en mesure vider le contenu de leur creuset dans le conduit correspondant. Puis ils jetaient dans une cuve le récipient vide et brûlant. Sans interruption, à intervalles exactement comptés, afin que la coulée fût absolument régulière et constante, les équipes des autres fours agissaient successivement de même.

La précision était si extraordinaire, qu' au dixième de seconde fixé par le dernier mouvement, le dernier creuset était vide et précipité dans la cuve. Cette manoeuvre parfaite semblait plutôt le résultat d' un mécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines.

Une discipline inflexible, la force de l' habitude et la puissance d' une mesure musicale faisaient pourtant ce miracle.

Jules Verne n'oublie pas la mine, et nous présente le puits Albrecht où, comme dans toutes le mines de cette époque, l'on emploie des enfants.

 

 

Le petit mineur et sa mère. Stahlstadt ou le mythe de Cronos. [gravure L. BENNETT] >

Après cette réjouissante "parano-ville", l'on s'ennuie ferme à lire la description de Franceville, la cité idéale du bon docteur Sarrazin, l'autre héritier. Non qu'y manquent le bon sens, la culture, l'hygiène, la morale, la bonne volonté. Mais on sent bien que malgré son enthousiasme, Jules Verne est nettement plus impressionné par l'aciérie. On le comprend.

Production maîtresse de Stahlstadt, ce canon monstrueux préfigure la future Grosse Bertha qui bombardera Paris en 1914-1918. [gravure L. BENNETT], cliquez pour agrandir

Malgré sa puissance et son organisation, Parano-ville ne parviendra évidemment pas à exterminer Franceville. La morale est sauve, c'est l'explosion inopinée de l'un de ses propres obus qui tuera Herr Schultze dans son bunker. L'usine modèle sera récupérée par sa soeur ennemie et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, délivré de l'édifiante dichotomie entre le Bien (la Médecine) et le Mal (la Sidérurgie !) Rappelons que le livre a été écrit en 1879, après la guerre perdue contre la Prusse.

 

sidérurgie, littérature, modernisme

Si Jules Verne occupe une place particulière dans la culture sidérurgique, il incarne, en pleine révolution industrielle, une littérature d'un nouveau genre, celle où les créations techniques de l'Homme vont prendre une place déterminante dans l'histoire du monde. Son oeuvre ne vise jamais explicitement la métaphysique ni la sociologie, elle ne démontre rien, elle n'est pas au service d'une thèse ; elle est révélatrice de la place de l'écrivain dans le monde, dont l'oeuvre est un questionnement auquel la société se doit de répondre afin d'opérer des choix conscients. On peut y voir une définition du modernisme en littérature ; les questions changent avec les époques, mais le questionnement demeure. Sur cet aspect, ni Molière ni Jules Verne n'ont perdu de leur fraîcheur.

Impliquant à de nombreuses reprises l'acier et son univers, dont nous n'avons fait qu'évoquer les apparitions les plus saillantes, le parcours littéraire de Jules Verne annonce ainsi l'utilisation qui sera faite des progrès de la science par la poussée belliciste qui déchirera le XXème siècle, et dans lequel l'acier, matière de civilisation, occupera hélas une place centrale.

 

bibliographie

-Petit ROBERT des noms propres ;
-PREZELIN, " Flottes de Combat ", EMOM 2002 .
-VERNE Jules, " Les cinq cents millions de la Bégum ", Poche 1971 (notice biographique).

NOTE : les illustrations originales sont en noir et blanc.

NOTE : Les oeuvres citées de Jules VERNE sont libres de droits ; leur texte est disponible en téléchargement sur le site de la Bibliothèque Nationale de France.

 

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