Les De Wendel, Famille et Maison.

Actes du Colloque 'Patrimoine Industriel du val de Fensch' du 23 mars 2002

lieux d'Acier

Pr. Denis WORONOFF

20 août 2002

 

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En acquérant deux lieux chargés d'histoire, en même temps que le déjà célèbre U4 d'Uckange, la Communauté d'Agglomération du Val de Fensch fait entrer ces bâtiments dans son patrimoine commun. Il n'est donc pas inutile, tout en ayant réfléchi ensemble et, tout à l'heure sur site, au devenir du haut fourneau, de retrouver un moment l'esprit de ces deux autres lieux. Je veux dire de retrouver les Wendel.

C'est d'abord une dynastie. La mémoire est rapidement partie et récemment, j'observais que le nom même, en tout cas à Paris, n'évoque plus grand chose pour les nouvelles générations. Mais ici au moins, huit générations : de Martin Wendel, arrivé en 1704 à Hayange, à la génération d'Henri De Wendel, le dernier entrepreneur de 1er rang qui a pris les affaires en mains en 1961, voilà une très longue dynastie. Il n'y a qu'une poignée d'entreprises en France qui puissent en revendiquer autant. Quand j'emploie le mot de dynastie, c'est d'abord pour souligner la continuité familiale dans la direction de l'entreprise. Le fils aîné prend généralement les choses en mains. Mais vous verrez que cela n'a pas toujours été le cas.

C'est d'autre part, une famille qui multiplie les alliances, non comme on pourrait l'imaginer dans les milieux industriels ou ceux de la haute finance mais plutôt dans l'armorial, l'aristocratique et le militaire. Les Wendel, avant d'arriver en Lorraine, étaient des militaires et ce tropisme leur est resté en partie, sans compter les états d'âme de certains d'entre eux. Donc réseaux, capitaux, sociabilité ont entraîné les Wendel (je pense par exemple aux filles de Maurice de Wendel, qui ont noué de très belles alliances) dans une quête de reconnaissance aristocratique, qu'ils avaient déjà, ne serait-ce que par leur métier.

En troisième lieu, dynastie et Famille avec un "F" majuscule signifient un mode de vie. Mais un mode de vie qu'il ne faut pas imaginer fastueux, en tout cas pour les générations qui se sont succédées depuis la fin du 19ème siècle. Disons le confortable. Brillant chez Maurice de Wendel et simplement honorable chez François de Wendel qui n'en faisait pas autant que son frère. Les châteaux sont là. Nous les visiterons et je ne vais donc pas m'étendre sur le château d'Hayange mais il faut se souvenir des deux autres, à Joeuf et à Franchepré. Pour avoir une idée du patrimoine immobilier de la famille de Wendel vers 1914, il faut compter aussi les hôtels à Paris, en Touraine, dans la Vallée de Chevreuse. L'ensemble est imposant mais ne peut rivaliser par exemple, avec le patrimoine accumulé à la fin du 19ème siècle par le chocolatier Meunier, propriétaire de Noisiel, devenu un lieu emblématique de patrimoine industriel. Donc, malgré le nom et les alliances, il s'agit plutôt d'une élégance que d'une ostentation dynastique. Marcel Paul, qui était de passage à Hayange a dit : "ça ne sent pas le nouveau riche " De fait, il y avait quand même 200 ans que les Wendel étaient là ! Et puis surtout, il faut concevoir que, par rapport au style de vie aristocratique du début du 20ème siècle - et même du milieu du 19ème siècle -, les Wendel ont d'abord été des industriels. Leur emploi du temps ne leur permettait pas d'aller aux bains ou à la plage ou encore de rester à leur hôtel. L'essentiel de leur vie était à l'usine ou au bureau.

Deuxième caractéristique de cette famille : c'est bien sûr son implantation en Lorraine, il y aura bientôt 300 ans. Peut être fêtera-t-on au château cet événement. Martin Wendel est arrivé à Hayange en 1704. Il n'en est pas parti il y a longtemps. Le coeur du système est lorrain, même si, à partir du début du 20ème siècle, les nécessités de trouver du charbon en Westphalie, voire en Hollande, et pas seulement à Petite-Rosselle et la nécessité ou l'envie de placer des investissements dans des entreprises réparties sur tout le territoire, a amené la famille, la maison Wendel à être présente aussi bien à Basse-Indre qu'à Decazeville ou dans les hauts fourneaux de Caen. Mais c'est en Lorraine qu'elle se ressource et qu'elle est le plus souvent. Il n'y a pas ces investissements lourds à l'étranger - il y en a un peu dans l'Empire colonial- qui caractérisent pas exemple "l'autre maison " comme disait François de Wendel c'est-à-dire les Schneider. Autrement dit, la projection ultime de la maison Wendel à Fos en Méditerranée est presque incongrue dans cette perspective très fortement lorraine.

Autre trait qui caractérise à la fois de la Famille et de la Maison, c'est ce que j'appellerai le "gérer entre soi". L'identité de la Maison repose sur la famille et c'est bien donc de l'aîné qu'il s'agit, même si au milieu du 19ème siècle ce n'est pas le fils aîné qui a succédé à François 1er de Wendel mais son cadet. Il y a deux régences, si je puis dire, l'une très célèbre de "Madame de Hayange " qui, à la mort de son mari, a pris réellement les commandes en qualité de maîtresse de forges en 1784 et a traversé la tourmente révolutionnaire jusqu'en 1794 ; et puis d'une façon moins dramatique, moins apocalyptique, Madame François de Wendel pendant la minorité de son fils. Mais déjà les choses avaient changé : c'est Gargan qui est le maître de forges, Madame François n'étant là que pour l'aider.

Il y a une évolution du rôle des femmes qui se terminera par le rôle de dame patronnesse, je dis cela sans ironie mais c'est une constante de l'histoire des entreprises : il y a beaucoup plus de femmes veuves aux commandes d'entreprises familiales à la fin du 18ème-début du 19ème siècle qu'au siècle suivant.

Cette gérance de "l'entre soi" n'est pas un long fleuve tranquille. Il y a au moins deux drames dans la génération de François de Wendel, deux oppositions radicales : l'une, celle de Charles de Wendel qui a quitté la gérance et pratiquement la famille en 1912 parce qu'il était en conflit sur la stratégie. Il avait développé à Hayange, à l'usine St-Jacques, l'aciérie Martin, il avait des projets grandioses pour Patural. Revenant d'un long séjour à Pittsburgh, il pensait faire un Pittsburgh sur le bord de la Fensch et c'est là où la prudence patrimoniale de ses cousins l'a amené à partir. L'autre conflit qui n'était probablement pas d'ordre économique mais plutôt psychologique a opposé François, Humbert et Maurice à Guy l'autre fils de Robert qui est parti en 1933. Donc ne reconstituons pas une histoire complètement lisse mais une histoire efficace de cette gérance qui trouve, à partir de 1892, ses grands bureaux comme lieu de rencontre. François de Wendel, dans sa correspondance ou dans ses mémoires, évoque ces moments de ressourcement. Il se trouvait aussi à Paris où ses frères vivaient tous les trois largement, mais les grands bureaux de Hayange étaient quand même le coeur vibrant de cette famille lorraine, là où Martin s'était arrêté.

Autre caractéristique et je le dis à des gens qui ont par famille, ou par mémoire, vécu tant de tremblements dans cette région : voilà une famille d'industriels qui a traversé une révolution, trois guerres et deux occupations. J'ai parlé des événements de la Révolution qui affecte Madame de Hayange mais c'est aussi la perte totale, même si elle est provisoire, de l'empire industriel constitué par les générations précédentes.

Autre traumatisme : la coupure de 1871 et la création de Joeuf comme "Wendel en France" avec les questions vitales, source ultérieure de polémique : qui va rester, qui va partir, qui est allemand. Traumatisme aussi de la Grande Guerre qui aboutit à des destructions et là encore à une deuxième dépossession ou quasi-dépossession. Il s'en est fallu de trois mois à l'été 1918 que l'entreprise Wendel ne soit vendue à des industriels allemands.

Enfin, pour certains, il s'agit encore d'une histoire de mémoire proche ou familiale, le drame de l'occupation nazie qui a été pour la famille Wendel à la fois la Maison détruite et la famille dispersée et une coupure grave avec l'environnement social, humain, de la région qu'elle a ressentie au retour de Paris et pour certains de camps, comme Henri. Je n'évoquerai que pour mémoire, puisque vous l'avez vécu, la fin de cette histoire, celle de la Maison et, en un sens, de la Famille, esquissée par la nationalisation des charbonnages en 1946 puis la nationalisation de 1981, précédée par l'étatisation de 1978. L'entreprise a suivi l'évolution générale, qui d'alliances en fusion a fait disparaître l'identité de la Maison.

Enfin on doit s'interroger sur la "tentation de la politique" qui traverse toute l'histoire des Wendel. Originalité, à nouveau, de la famille, même si les Schneider en ont été un autre exemple, bien plus restreint. Il y a eu d'abord François I de Wendel, député sous la Restauration. Quand l'entreprise sera traversée par la frontière, la branche familiale restée en Lorraine sera tentée - ou appelée ? - par la politique, comme leaders naturels de la communauté des Français restés. Henri, sera " député protestataire " au Reichstag de 1881 à 1890 et Charles, y siégera de 1907 à 1912. François de Wendel est élu à son tour à la Chambre des Députés en 1914. Il n'y a donc pas à la fois un Wendel à Paris et un à Berlin. Mais le raccourci polémique était trop tentant ; il aura une longue carrière. François II député puis sénateur de Moselle de 1914 à 1940 est la figure emblématique de la "politisation" de la famille. Mais il ne faut pas oublier que Guy de Wendel a été aussi député, puis sénateur de la Moselle de 1919 à 1940. Il n'est pas besoin de dire que la Famille ne s'en pas arrêtée là.

Bref, un investissement politique important, parfois à contretemps. Le premier François était un monarchiste libéral au moment où régnait les ultras, Charles a été légitimiste en plein Second Empire et François de Wendel ne s'est pas reconnu dans l'après-IIème Guerre Mondiale avec le mouvement socialiste ou chrétien démocrate qui tenait, à ce moment-là, le haut du pavé. C'est un moment de rupture du consensus construit par la Famille et la Maison sur place. Déjà la défaite électorale de François de Wendel par personne interposée dans l'élection de 1932, et l'élection de Philippe Serre, a montré que la population paysanne et ouvrière de la circonscription ne lui était plus totalement acquise.

Quelques remarques pour finir cette fois dans l'ordre de l'Entreprise-Famille et de l'univers "wendélien". Ce n'est pas seulement des éléments qui concernent la dynastie, la succession des maîtres de forges mais l'ensemble des valeurs et ceux des systèmes qui ont fait tenir ensemble la société locale à Hayange, à Joeuf, à Moyeuvre, à Petite-Rosselle. C'est sur le thème d'attachement que je voudrais attirer l'attention. Attachement au sens matériel c'est à dire que l'on n'a guère le choix. Si l'on veut travailler ici, c'est presque sûrement chez les Wendel. Mais attachement aussi au sens affectif. Je crois même, si l'on peut dire, que toutes les valeurs wendéliennes n'étaient pas forcément acceptées et encore moins intériorisées, il y avait pourtant quelque chose qui passait entre la famille et ses employés. Ce qui me frappe, même à l'époque ce n'est pas fréquent, ce sont les carrières entières faites chez les Wendel. C'est vrai des grands dirigeants : le fameux Bosment dont j'ai vu le nom dans beaucoup de lieux de la ville est resté au service des Wendel de 1897 (il a accompagné le jeune François, élève de l'Ecole des mines, en voyage d'études en Allemagne) jusqu'en 1939. Et René Paschal qui, en janvier 1949, a parlé à l'enterrement de François de Wendel au nom de la compagnie, était entré à Joeuf en 1908. Mais cela est vrai aussi d'ouvriers, d'employés, d'ingénieurs qui une fois là n'ont pas souhaité ou voulu partir.

Deuxième élément banal mais qu'il faut énoncer, c'est celui que l'on appelle le paternalisme ou mieux, le patronage qui n'est pas propre aux Wendel. Quand on va à Mulhouse, à Roubaix, au Creusot, on trouve des éléments de même ordre mais qui ont peut-être été ici plus systématiquement construits, voulus, organisés, efficaces. Les épouses ont joué leur rôle : Madame Maurice, Madame Henri, Madame Guy. Ce n'est plus la génération de femmes d'entreprises mais la génération de dames d'oeuvres qui, après tout, construisaient aussi l'identité de l'entreprise.

De tout cela, il ne faut pas faire non plus une histoire rétrospectivement lisse et conviviale puisqu'il y avait des failles dans ce système, des gens qui échappaient à l'Entreprise-Famille. Je pense d'abord aux étrangers qui, pour certains, n'étaient que de passage ou pas tout à fait ou pas commodément intégrés au système wendélien. Ils avaient leurs propres cadres de vie, leur propre encadrement. Encadrement clérical pour les Italiens et les Polonais, doublé d'un encadrement mussolinien pour les premiers- qui ont subi la crise dans les années 30 - les Wendel débauchaient très peu et très tard - mais qui ont été les plus touchés. Et puis ceux qui contestent : cela n'a pas commencé en 1936. Le premier affront qu'a subi François de Wendel, jeune gérant, a été un procès fait par un syndicaliste chrétien allemand qui avait accusé les Wendel de traiter leurs ouvriers comme des esclaves. Le ressentiment qu'il a eu à l'égard du syndicalisme chrétien vient probablement de là. Il a eu toujours une forme de dissidence, même s'il est vrai que l'on peut dire en longue durée que ni les formes syndicalistes ni les formes de grève, ni la durée des grèves, ni leur violence, n'ont été comparables à ce qu'elles étaient à Pont-à-Mousson. Une autre faille du système de la Famille-Entreprise : l'Etat, - l'Etat bismarckien d'un côté, l'Etat républicain de l'autre et ensuite l'Etat français tout court - a pris progressivement en charge ou imposé des règles, des durées de travail, des législations sur les accidents et de Sécurité Sociale qui ont fait un peu d'ombre au dialogue exclusif entre la famille et ses employés.

Mais je voudrais terminer sur un "rituel Wendel" qui m'a toujours paru plus intéressant, plus significatif d'un rapport vrai entre la famille et ses employés : c'est la Fête des Médailles du Travail qui avait lieu tous les ans au château de Hayange et permettait au chef de la famille, qui se déplaçait toujours en cette occasion, de distribuer ces médailles à ceux qui avaient 20, 25, 50 ans parfois de service. Tous les témoignages, y compris les photos qui ne trompent pas, donne le sentiment que la distance était un peu abolie, dans ce moment festif, et tout à fait provisoire. Alors, quelque chose de la Famille-Entreprise passait.

On a parlé, à propos d'U4 de "machines chaudes" devenues "froides". Je me suis dit longtemps et je pense encore un peu que l'histoire des Wendel a été une "histoire chaude". J'espère qu'elle ne l'est plus. Est-elle froide au sens inintéressante ? Certainement pas. Cela signifie simplement que l'on peut désormais examiner sans a priori, avec passion sans doute mais honnêteté et rigueur, ici et maintenant, ces bientôt 300 ans d'histoire.

 

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